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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 19.djvu/64

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change avec la couleur du ciel. Quelquefois un nuage, en passant près des montagnes de la Savoie, jetait sur leur front chauve ou sur leurs flancs verdoyans une ombre gigantesque comme celle d’un zméou[1] ; d’autres fois un bateau à vapeur fièrement paré d’un drapeau de gueule à la croix d’argent[2] secouait dans les airs un sombre panache et traçait sur les ondes un brillant sillon d’écume. En face de la terrasse de Montreux, on aperçoit les villages de la rive catholique, Boveret et Saint-Gingolph[3], que sépare une large montagne, la Chaumény, coupée par une immense ravine. Cette rive contraste par son aspect sévère avec la côte vaudoise, mais ce contraste lui-même ajoute à l’originalité et à la grandeur du paysage. La vieille forteresse qui servit de prison à Bonnivard sort, à gauche, du sein des flots, qui s’arrondissent sous ses murs en un golfe gracieux. Vis à vis de Chillon, un bouquet de verdure, entouré d’un mur solide, forme au milieu du lac cet îlot sur lequel s’arrêtaient les regards du captif inconnu dont Byron a chanté les douleurs. Au milieu de ce riant paysage, les tours de Chillon attristaient, je l’avoue, mon imagination plus que celle d’Éléonora. Lorsque je lui racontais sur la terrasse la longue captivité de Bonnivard, qui a laissé sur les dalles de pierre la trace de ses pas en tournant comme une bête fauve autour de son pilier, quand je lui parlais avec animation des instrumens de torture et des oubliettes qui attestent, dans le sinistre manoir, les violences et les iniquités de la société féodale, je m’apercevais sans peine qu’elle n’accordait à toutes ces questions qu’une attention distraite. Il semblait qu’elle s’était assez détachée de la terre pour ne parler de nos idées et de mes préoccupations qu’avec une souveraine indifférence. Elle chérissait la justice et la vérité, mais elle répétait sans cesse que leur triomphe était impossible dans cette « vallée de larmes. » Victime d’un destin funeste, le malheur lui semblait notre condition naturelle, et si elle aimait encore les splendeurs de la création, c’est qu’elle y voyait un pâle reflet de la splendeur des mondes invisibles. Le désordre qui régnait au sein de l’humanité ne produisait dans son âme que des impressions douloureuses. Pour mon compte, j’avais une meilleure opinion du genre humain.

« Contemplez, lui disais-je, ce sol fertile et ces heureux coteaux. Ils ont été autrefois inondés de sang ; la flamme a consumé jusqu’aux misérables cabanes suspendues sur les lacs. Romains, Magyars, Bourguignons se sont rués sur ces contrées. Aujourd’hui ce peuple, la main appuyée sur la charrue, est un témoin paisible des

  1. Monstre aux grandes ailes, célèbre dans les légendes roumaines.
  2. Ce sont les couleurs de la confédération suisse.
  3. La frontière qui sépare de la Savoie le canton suisse du Valais traverse ce village.