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à l’échafaud que les orateurs de la Gironde et les indomptables montagnards. »

En écoutant Éléonora professer ces doctrines stoïciennes, il me semblait entendre Mme de Condorcet ou Mme Roland. Quoique ses idées politiques (si toutefois on peut appeler ainsi des théories fort étrangères aux luttes de ce monde) fussent loin de ressembler aux opinions de ces fières républicaines, elle manifestait une intrépidité qui eût fait honneur à une époque plus héroïque que la nôtre. Cette charmante jeune fille cachait sous une enveloppe gracieuse une âme vigoureusement trempée. Elle était simple et courageuse comme Jeanne Darc, née, ainsi qu’elle, sur une terre germanique.


III

À la fin des vendanges de 1857, lord Edward, que j’avais rencontré deux ans auparavant à Interlaken, apprit à Genève que les Haltingen et moi nous étions établis aux bords du lac Léman. Depuis qu’il avait quitté Dresde, le noble pair avait consacré à de perpétuels voyages tout l’intervalle des sessions parlementaires. Une dame saxonne de mes amies m’avait écrit à Pétersbourg que, désespérant d’obtenir la main d’Éléonora, dont je savais qu’il était secrètement épris, il avait renoncé à se marier, et qu’il s’était décidé à laisser la pairie passer dans la branche cadette de sa maison. Les conversations que nous avions eues dans l’Oberland, sur les bords de l’Aar aux flots d’azur, m’avaient prouvé que lord Edward avait conservé pour la jeune Allemande tout l’enthousiasme de sa jeunesse. Un jour, en admirant cette cascade du Staubbach qui se déroule sur les flancs de la montagne comme une gaze argentée flottant au gré des vents, j’avais été frappée de la distraction avec laquelle il écoutait les paroles de ravissement que m’arrachait ce merveilleux spectacle. Le glacier de Rosenlaui, presque aussi bleu qu’un ciel d’été, les sentiers fleuris du Hassli, les rives délicieuses des lacs de Thun et de Brienz n’avaient point paru faire sur son esprit une impression beaucoup plus profonde. Tout en répondant à mes questions avec courtoisie, il ne parvenait pas à me dissimuler ses préoccupations. Comme tous les hommes sincèrement passionnés, un seul sujet avait le privilège, de l’intéresser. En visitant Grindelwald ou la cascade de Giessbach, c’était de Dresde qu’il me parlait toujours.

L’arrivée de lord Edward à Veytaux ne changea guère nos habitudes. Lord Edward était la discrétion personnifiée, et il avait bien vite remarqué que Mlle de Haltingen ne se souciait pas beaucoup