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le temps d’organiser sa défense. Tenter une pareille entreprise avec des vaisseaux à voiles, quand même le vent eut été favorable, n’offrait aucune chance de succès. On était certain, avant de parvenir au milieu du convoi des alliés, d’avoir à combattre les forces supérieures de leurs escadres, et surtout leurs vaisseaux à vapeur, auxquels il aurait été impossible d’échapper. Comme l’événement l’a prouvé, les marins russes servirent mieux leur pays en se réservant pour la défense de Sébastopol. Mais ce que la flotte était impuissante à faire, pourquoi les troupes de terre ne l’entreprirent-elles pas ? Nous avons déjà en partie répondu à cette question, en signalant tout à l’heure l’excellence de ce système d’expéditions mixtes qui dérobe à l’ennemi la connaissance du lieu où il va être attaqué. L’invasion de la Crimée n’était pas entrée dans les calculs de l’empereur Nicolas trois mois auparavant, lorsqu’il lui eût été possible de la rendre funeste aux alliés. À l’heure même où elle allait s’accomplir, il y avait encore incertitude dans les conseils de la politique russe sur le point où allait fondre le formidable armement parti de Varna. Il n’y avait ni télégraphe, ni éclaireurs qui pussent à l’avance en signaler l’approche, et l’orage attendu sur une partie du littoral pouvait, par une feinte habile, aller en quelques heures tomber à cinquante lieues plus loin. À la fois tenu en échec par l’Autriche sur la frontière de Moldavie et par les alliés sur toutes les côtes de la Mer-Noire, l’ennemi avait rassemblé en face des Autrichiens et aux environs d’Odessa des masses de troupes qui allaient lui manquer cruellement en Crimée, et qui, malgré toute la célérité possible, ne devaient arriver que deux mois plus tard pour se faire exterminer à Inkerman.

La Crimée, quoique imparfaitement défendue, avait cependant assez de troupes pour qu’il fût possible à des gens de cœur d’y faire une énergique résistance. Le prince Menchikof commandait à trente mille hommes environ, et, au cas où on dût l’attaquer, il avait su, avec une clairvoyance qui lui fait honneur, deviner le lieu, quoique bien soigneusement caché, du débarquement. Alors que les chefs alliés hésitaient encore entre la côte ouest et la côte est de la Crimée, le général russe les attendait entre Sébastopol et Eupatoria ; mais cette côte était trop étendue pour qu’il pût connaître l’endroit précis où s’accomplirait la descente. Il avait réuni ses troupes dans des camps que les alliés aperçurent de la mer, ce qui leur permit de se porter sur un point assez éloigné de ces campemens pour qu’ils fussent assurés de n’avoir rien à redouter dans la journée même où ils prendraient terre. La cavalerie russe aurait pu seule arriver à temps pour jeter quelque trouble dans l’opération ; encore cette cavalerie, peu entreprenante par nature, eût déjà trouvé les Français