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Alpes, le souvenir des solitudes de Lochin-y-Gair. Il avait passé bien des heures assis sur une tombe du cimetière de Harrow, laissant errer ses regards sur le vaste horizon qu’on découvre de ces hauteurs. La passion de la nature fut la première passion de cette âme qui devait en ressentir tant d’autres moins pures et peut-être moins profondes. Elle se révèle, quoique sans éclat, dans les premières poésies de Byron. Il fallait qu’un rayon du soleil d’Orient donnât la vie et la couleur à des impressions encore un peu noyées dans les brumes de l’Ecosse. Son voyage en Grèce fut pour lui comme la source abondante d’où découla tout ce beau fleuve de poésie que le désespoir allait empoisonner, et que la mort devait arrêter si vite. Byron est le poète des grands horizons, des tumultes de l’Océan, des cimes orageuses et escarpées. Il admirait la nature dans ses grandes lignes et non dans ses détails. Il ne connaît ni les fraîches vallées, ni les horizons bornés, ni les limpides ruisseaux. Il aime la vie et les forces de la nature ; il n’en aime point le charme ni l’influence reposante. Il aime ce qui élève et étonne, il n’aime pas ce qui ravit et rafraîchit l’âme. Il n’a entendu que la grande voix de la création : elle semble tout entière à ses yeux dans la terre, la mer et le soleil, et toute la nature animée échappe presque à son admiration. Il devait faire un pas de plus sur ce chemin où son propre génie l’avait jeté. Jusqu’au moment où il rencontra Shelley, son âme juvénile s’ouvrait à toutes les impressions du dehors, sans avoir conscience de sa dépendance. Le naturalisme panthéiste de Shelley le révéla pour ainsi dire à lui-même. Il eut dès lors le sentiment réel du lien qui l’unissait à la nature, et cette nouvelle corde de son génie résonna magnifiquement dans Manfred et le troisième chant du Pèlerinage d’Harold. Le Faust de Goethe, dont Shelley lui avait traduit quelques fragmens, consomma cette initiation. La pensée de Shelley trouva dans le génie de Byron sa véritable expression, et le grand poète rendit avec usure au poète philosophe les inspirations plus sérieuses qu’il lui devait. Comment, la poésie se fit-elle ainsi l’écolière de la philosophie, et qu’était-ce que ce poète dont la destinée allait se mêler un instant à celle de Byron, pour se dénouer plus tragiquement encore ?


II

Shelley est encore un proscrit de la société anglaise, si l’on peut appeler proscrit un homme dont le cœur et l’esprit semblaient n’avoir pas de patrie. Shelley est une véritable anomalie intellectuelle, un phénomène aussi curieux de l’infatuation de l’esprit que l’est