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les langueurs d’un cœur blessé, et je n’y vois que la joyeuse et alerte disposition d’un homme de plaisir, d’un chasseur et d’un gourmet. Il vous dira volontiers qu’il fait bon s’arrêter à telle hôtellerie, qu’ici les femmes sont avenantes, que là le gibier abonde, en sorte que

Bon souper, bon gîte, et le reste,


tel est, il faut bien le dire, le résumé le plus complet et le plus clair de ses préoccupations.

D’ailleurs, pourquoi chercher si loin le secret de ses voyages, quand il a pris soin de nous le dire lui-même ? Dans sa première épître, il se plaint d’un démon dont il est la proie :

Ce démon, quel est-il ? C’est l’ardeur de courir.

Il y revient encore, avec plus de détails, dans une circonstance décisive de sa vie. Il avait fait ses deux voyages en Italie ; il avait été esclave à Alger, comme Cervantes ; à peine rendu à la liberté, il part pour la Hollande, et, sans dessein prémédité, de hasard en hasard, il a parcouru la Suède, et va s’engager en Laponie. Dans la traversée de la Baltique, son vaisseau est retenu à l’ancre par le mauvais état de la mer. En ce moment de repos forcé, le sentiment de l’isolement, le souvenir de la patrie lointaine et la fatigue d’une agitation si prolongée l’amènent à de sérieux retours sur lui-même. L’insouciant, le joyeux Regnard se surprend à rêver ; il fait le compte de sa vie passée, il s’interroge sur son avenir. Alors, sur ce froid journal de ses voyages, se détachent quelques pages pleines de charme, de sincérité, de mélancolie même, et de la prose la plus solide et la plus pleine : « J’allais tous les jours passer quelques heures sur des rochers escarpés, où la hauteur des précipices et la vue de la mer n’entretenaient pas mal mes rêveries. Ce fut dans ces conversations intérieures que je m’ouvris tout entier à moi-même, et que j’allai chercher dans les replis de mon cœur les sentimens les plus cachés et les déguisemens les plus secrets… Je jetai d’abord la vue sur les agitations de ma vie passée, les desseins sans exécution, les résolutions sans suite et les entreprises sans succès. Je considérai l’état de ma vie présente, les voyages vagabonds, les changemens de lieux, la diversité des objets, et les mouvemens continuels dont j’étais agité… Je conçus que tout cela était directement opposé à la société de la vie, qui consiste uniquement dans le repos, et que cette tranquillité si heureuse se trouve dans une douce profession qui nous arrête, comme l’ancre fait un vaisseau retenu au milieu de la tempête. »