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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/228

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envier une dernière et paisible jouissance à ceux qui ont passé l’âge des premières illusions ? Heureux sans doute ceux à qui la vie, en avançant, garde des plaisirs virils ! Heureux ceux qui vivent au grand jour de la tribune, et qui, comme le vieux lord Lyndhurst, peuvent servir de leur dernier souffle le pays de leurs pères ; mais c’est là un bonheur qui n’est pas donné à tous. Il faut souvent renoncer aux pures ambitions de notre jeunesse, il faut se résigner à vivre obscurément dans quelque pauvre cabinet, où n’entrera jamais l’ombre même de la gloire ; quelquefois même il faut sortir de sa patrie, et goûter l’amertume d’un pain et d’un sel étrangers. C’est alors qu’il est bon de se choisir dans le passé des amis qui ne changent ni avec les années, ni avec les révolutions, ni avec le malheur ; c’est alors qu’il est permis d’entourer de notre amour et d’embellir d’un luxe innocent ces compagnons qui consolent de tous les mécomptes, et qui élèvent notre âme au-dessus des faiblesses qui l’énervent ou des colères qui l’avilissent. Ces beaux livres, derniers plaisirs, derniers soutiens de notre âge, nous gardent jusqu’à la fin ces illusions dont l’homme a besoin pour vivre. Ils nous empêchent de désespérer, ils nous promettent que notre nom ne périra pas tout entier. Tant que dureront ces volumes chéris que nous avons marqués de notre devise, il y aura quelque part un bibliophile, c’est-à-dire un ami, pour conserver notre souvenir. Cette élégance même qu’on nous reproche sera comme un dernier témoignage de la distinction de nos goûts, de la noblesse de notre âme, et peut-être nous vaudra-t-elle dans l’avenir ce que trop souvent les passions du jour nous refusent, un peu de justice et de sympathie.


EDOUARD LABOULAYE.