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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/719

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— Ne connaissez-vous pas, dis-je en essayant de toutes manières de prendre une contenance dégagée et Indifférente, une romance italienne ?… Elle commence ainsi : Passa que’i colli.

— Je la connais, répondit tout simplement Mlle Pélagie. Quoi ! vous voulez que je vous la chante ? Volontiers.

Elle s’assit au piano. Je fixai, comme Hamlet, mes regards sur Mme Chlikof. Je crus m’apercevoir qu’elle avait tressailli légèrement dès le premier son ; elle resta pourtant tranquillement assise jusqu’à la fin. Mlle Badaef ne chantait pas mal. La romance achevée, on lui demanda de chanter autre chose ; mais les deux sœurs se firent un signe d’intelligence et se retirèrent peu d’instans après. Lorsqu’elles sortirent de la chambre, j’entendis murmurer autour de moi le mot : importun !

— Je l’ai mérité ! pensai-je. — Je ne les revis plus.

Une autre année se passa. Je m’étais établi à Pétersbourg. L’hiver arriva ; les bals masqués commencèrent. Un soir, je sortais vers onze heures de la maison d’un de mes amis ; je me trouvais dans une si ténébreuse disposition d’esprit, que je résolus d’aller au bal masqué de l’assemblée de la noblesse. J’errai longtemps devant les colonnes et les glaces avec une expression modestement fataliste, — expression que, selon moi, on remarque en de pareilles occasions sur le visage des plus honnêtes gens. Dieu seul sait pourquoi ; — j’errai longtemps ainsi, tâchant de me débarrasser par des plaisanteries des dominos glapissans à dentelles suspectes et à gants fanés. J’abandonnai longtemps mes oreilles aux mugissemens des trompettes et aux grincemens des violons. M’étant enfin suffisamment ennuyé, et ayant gagné un grand mal de tête, j’étais sur le point de me retirer ; mais je restai… J’avais vu une femme en domino noir appuyée contre une colonne… Je la vis, je m’arrêtai, puis m’approchai… C’était elle ! Comment l’avais-je reconnue ? Au regard distrait qu’elle me jeta à travers les ouvertures allongées du masque, à la forme merveilleuse de ses épaules et de ses mains, à la majesté féminine de tout son être. Est-ce encore une voix mystérieuse qui se fit subitement entendre en moi ? Je ne puis le dire, mais enfin je la reconnus. Je passai et repassai plusieurs fois devant elle, le cœur tout frémissant. Elle restait immobile ; il y avait dans sa pose une tristesse si ineffable, qu’en la regardant je me rappelai involontairement deux vers d’une romance espagnole :


Je suis un triste tableau
Appuyé contre le mur[1].


Je m’approchai de la colonne contre laquelle elle s’appuyait, et je


  1. Soy un cuadro de tristeza
    Arrimado à la pared !