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Page:Revue des Deux Mondes - 1859 - tome 23.djvu/763

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a des droits si évidens à la liberté? Elle a l’expérience que les mœurs françaises jugent incompatible avec l’état de jeune fille, et elle a rempli son devoir envers la société. C’est pourquoi en Angleterre elle est libre de voyager, de vivre seule à la ville ou à la campagne, sans que personne y trouve à redire. Nous ne sommes ni si généreux ni si justes en France. Qu’une veuve conduise elle-même ses affaires, nous y voulons bien consentir ; mais pour peu qu’elle ait la bouche garnie de dents blanches et la tête parée de cheveux noirs, souffririons-nous qu’elle vécût sans chaperon? Et si la mort lui a enlevé ses protecteurs naturels, il faut qu’elle s’en procure sur place et à prix d’or : ainsi le veut la morale. Nous faisons la veuve esclave, parce qu’un renom de chasteté nous paraît pour elle le premier des biens; les Anglais la font libre, parce qu’ils n’en connaissent pas de plus grand que la liberté. Chez nous, la veuve est malheureuse, mais entourée d’une auréole de poésie; chez eux, elle est heureuse, mais elle a des chances de devenir une virago. On pourra juger de ce qu’elle est en Italie par la conversation que rapporte Mme Crawford.

— Ma vie est un tourment, lui disait une jeune Florentine.

— Pourquoi donc?

— Oh ! il signor Carlo est si méchant ! Il me persécute par tous les moyens.

— Quel est donc ce signor Carlo, et quels droits a-t-il sur vous?

— Il signor Carlo! C’est un prêtre que mon mari, en mourant, a placé près de moi pour surveiller ma conduite et diriger mes affaires. C’est vraiment insupportable. Il ne se passe pas de soir qu’il ne me demande un compte exact de l’emploi de ma journée et de mes dépenses; s’il trouve qu’elles excèdent d’un ou deux pauls celles des jours précédens, il fronce le sourcil et me signifie de n’y pas revenir. S’il voit du feu dans la cheminée, il me reproche mon extravagance : « Signora Teresa, il ne faut pas faire ainsi! » Ai-je besoin d’un bonnet ou d’une robe, combien de semaines ne dois-je pas supplier avant d’obtenir l’argent nécessaire pour acheter ces objets! Il me traite comme une enfant, quoique j’aie dépassé la trentaine. Ah! que je voudrais être Anglaise !

— Mais pourquoi permettez-vous au signor Carlo de tenir tout votre argent dans ses mains et de vous fatiguer de sa présence et de ses services?

— Cara mia, comment pourrais-je faire autrement, puisque mon mari a voulu que tous mes revenus fussent entre les mains du signor Carlo? Et ce n’est pas ce qu’il y a de plus pénible dans ma situation : croiriez-vous qu’il signor Carlo m’épie sans cesse et surveille la moindre de mes actions?

— Pourquoi le lui permettez-vous? pourquoi ne lui dites-vous pas, une fois pour toutes, que vous voulez agir comme il vous plaît?

— Je voudrais le pouvoir, mais il me tient complètement sous sa dépendance, car mon mari a voulu que mon douaire passât à un membre de sa famille, si je n’avais pas la réputation d’une buona vedova, et si je n’apportais la plus grande discrétion dans ma conduite.

— Voulez-vous dire qu’il signor Carlo est aussi chargé de vous juger sur ce chapitre?

— Hélas! oui. Il est toujours à chercher si j’ai un amant. Il se croit bien rusé, j’en suis sûre; mais, tout clairvoyant qu’il est, il ne s’est jamais aperçu que Beppo vient ici.