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faire disparaître un nommé Martin, intendant de Sainte-Croix. Cela forçait la main au président de Lamoignon. On jasait, et le peuple était très animé. On dut arrêter Penautier, dans son intérêt même, pour avoir l’air d’examiner la chose et pouvoir le blanchir ; mais il n’avait pas cru qu’on en vînt là, et l’huissier le surprit déchirant une lettre et tâchant de l’avaler. Cet homme, intrépide et zélé, servant ses magistrats mieux qu’ils ne voulaient être servis, le prit à la mâchoire et lui arracha les morceaux[1]. C’était un billet de deux lignes où on l’avertissait et on lui disait d’aviser « en ces maudîtes conjonctures. » Heureusement pour lui, les juges s’obstinèrent à ne comprendre rien, acceptèrent le roman qu’il donna pour explication. On fit taire les témoins, et on ne les laissa parler que sur la Brinvilliers. L’accusateur de Penautier, c’était la veuve de cet Hanyvel de Saint-Laurent, mort subitement en 1669. Elle n’avait pas grandes preuves contre lui. Depuis sept ans, les témoins étaient morts ou avaient disparu. Restait la Brinvilliers, qui disait ne savoir rien, mais qui, à l’étourdie, pouvait, sans le vouloir, éclairer bien des choses. Ainsi Penautier prétendait qu’il connaissait peu Sainte-Croix, et la Brinvilliers, en jasant, disait « qu’elle les avait vus mille fois ensemble[2]. » De tels mots donnaient force à l’accusation peu prouvée de la veuve Hanyvel. Il était très urgent pour Penautier (et pour d’autres aussi) que cette dangereuse langue fût promptement expédiée. Le parlement y mit une extrême précipitation.

L’embarras, c’est qu’il n’y avait pas contre elle de témoins sérieux. En réalité, il fallait la faire mourir sur une pièce unique. Il fallait que des magistrats chrétiens abusassent de sa confession, écrite par elle contre elle-même. Elle avait eu un moment de désespoir où elle essaya même de se tuer en s’enfonçant sous le ventre un bâton armé d’une épingle ; mais, n’y parvenant pas, elle avait repris à la vie et s’était relevée. Aux interrogatoires, elle montrait beaucoup d’assurance, réfutait les témoins avec force et vivacité, récriminait contre eux et les humiliait. Elle sentait que, par deux côtés, elle tenait ses juges ; elle ne faisait aucun aveu, et d’autre part, sur ses lèvres muettes, ils voyaient ou ils croyaient voir voltiger des noms redoutables de personnes puissantes qui, dénoncées par elle, les eussent terriblement embarrassés. Elle pouvait reporter la terreur jusqu’aux rangs les plus élevés, et jusque dans Versailles, qui sait ? tout près du trône ! terribles incidens qui pouvaient la tenter, car, une fois lancés au procès, ils auraient prolongé sa vie.

On eut donc ce spectacle de voir les juges, émus et inquiets, cajoler l’accusée, la prier de mourir sans bruit, d’avouer pour son

  1. Procès-verbal manuscrit de l’huissier Maison, 15 juin 1676.
  2. Manuscrit de Pirot.