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jour où l’amiral Latouche-Tréville me nomma capitaine de vaisseau, j’ai passé dans chaque grade le temps que durait alors en France une dynastie. Capitaine de vaisseau en 1803, je l’étais encore en 1816. Contre-amiral sous la restauration, je n’ai obtenu le grade de vice-amiral qu’après la révolution de juillet. C’est qu’à partir du grade qui, dans la marine, correspond à celui de colonel dans l’armée, l’avancement, par suite de la faible proportion d’officiers-généraux qui nous est octroyée[1], devient presque toujours d’une excessive lenteur. Sous l’empire et sous la restauration, où les extinctions naturelles produisaient à peu près seules des vacances dans cette partie des cadres, il fallait plus encore qu’aujourd’hui s’armer de résignation et de patience. Cependant en ces temps mêmes, après les services que j’avais rendus et l’appréciation bienveillante qu’on en avait faite, je crois pouvoir dire que j’ai été une exception. Je ne m’en prends à personne, je n’ai conservé d’amertume contre aucun gouvernement ; mais je ne puis m’empêcher de me demander si les choses se passent tout à fait en ce monde comme au banquet de l’Évangile, et si les meilleures places y sont bien réservées à ceux qui vont modestement s’asseoir à l’extrémité de la table.

La jeunesse des marins anglais se passe comme la nôtre dans des luttes très vives. Le patronage s’exerce en Angleterre avec une naïve franchise ; il y jouit pour ainsi dire des immunités d’un droit politique. Dans l’armée, la plupart des grades s’achètent à deniers comptans ; dans la marine, c’est la protection, c’est l’interest qui les donne. L’interest pour nos voisins, ce n’est pas l’injustice, c’est un moyen d’avancement légitimé par un long usage, dont personne ne rougit de se servir, contre lequel non plus personne ne proteste. Faute d’une protection suffisante, bien des officiers méritans restent en chemin ; beaucoup renoncent de très bonne heure à poursuivre une carrière ingrate. À côté de ces causes de découragement, la sagesse du législateur a mis une compensation : dès que le marin anglais a pu franchir le seuil si difficile qu’on appelle le grade de capitaine de vaisseau, il peut respirer à l’aise, son avenir est assuré. Nul de ceux qui le suivent ne le devancera ; ni intrigues, ni capacité, ni héroïsme ne prévaudront contre son ancienneté. L’escadre jaune, c’est-à-dire une retraite déguisée, l’attend, il est vrai, au bout de sa carrière, lorsqu’il n’a pu exercer pendant six, cinq ou quatre années, suivant le temps de paix ou de guerre, un commandement de son grade ; mais si, capitaine de vaisseau dès l’âge de trente à trente-cinq ans, il a rempli, avant les premiers signes précurseurs du déclin, ce qu’on peut nommer ses conditions de mer, il ne dépendra que de lui

  1. 20 contre-amiraux pour 110 capitaines de vaisseau.