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réserve pour l’heure imprévue du combat. De la rapidité avec laquelle s’équipera la première escadre peut dépendre tout le succès de la première campagne, et les guerres ne comprendront pas beaucoup de campagnes aujourd’hui. L’impatience ou la sagesse des peuples en marquera bien vite le terme. Les idées pacifiques ont fait un tel chemin que je m’étonne même quelquefois du sujet qui m’occupe. Je me demande si je ne suis pas en arrière de mon siècle, si mes inquiétudes ne sont pas une injure gratuite à l’avenir ; mais sans vouloir adopter les maximes attristantes d’un moraliste qui fermerait notre cœur à toutes les sympathies, je crois qu’il est toujours prudent en politique de traiter ses amis comme si l’on devait les avoir pour ennemis demain. Je crois surtout que pour combattre des prétentions outrées à la suprématie navale, il ne serait pas nécessaire de faire apparaître aux yeux de l’Europe le fantôme de la dictature militaire ; il faudrait seulement demander à la France un peu de cet élan et de cet enthousiasme qu’elle témoignait au début de la guerre d’Amérique. Sous le règne de Louis XVI, chacun des succès de notre marine retentissait jusqu’au cœur de nos provinces. Le combat de la Surveillante et du Québec produisit l’émotion d’une grande victoire. Il faut bien le reconnaître, il y a dans toute affaire maritime quelque chose qui intéresse vivement l’amour-propre des peuples. Les pavillons se mesurent sur mer en champ clos ; c’est le champion d’une nation qui triomphe ou qui succombe ; c’est pour Albe ou pour Rome que le sort se prononce. La France ne se montrerait pas plus froide et plus indifférente aujourd’hui qu’elle ne le fut en 1778 pour de pareils trophées. Est-ce bien là cependant le dangereux laurier qu’il lui reste à cueillir ? Verrons-nous notre marine confirmer le renom dont elle jouit déjà dans des combats plus sanglans que ceux qui ont honoré le drapeau de la restauration et celui du gouvernement de juillet ? Devons-nous lui souhaiter d’avoir à subir cette décisive épreuve d’où sortit triomphante la marine de Louis XVI ? Puisse le ciel écarter des plus ardens esprits de semblables pensées ! Jusqu’au dernier moment, je me plairai à croire que ce n’est pas pour cette lutte funeste que, sur les deux rives de la Manche, on entend incessamment les marteaux résonner sur l’enclume. J’aime mieux me figurer que tant de préparatifs belliqueux et d’activité guerrière n’auront d’autre résultat que d’asseoir la paix européenne sur une plus ferme base. Mais vouloir s’assurer une amitié douteuse en faisant droit à d’injustes méfiances, vouloir la paix et restreindre de propos délibéré notre puissance maritime, ce ne serait pas rendre la guerre impossible ; ce serait peut-être la rendre inévitable en laissant à l’ennemi trop de facilité pour la faire sans péril.


E. JURIEN DE LA GRAVIERE.