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propre ouvrage, et le blâme de ses ennemis lui est plus utile que l’approbation de ses amis, parce que ceux-ci ne sont qu’une même chose avec lui, et par conséquent le peuvent aussi bien tromper que son propre jugement. » Il leur recommande de travailler avec lenteur, de s’appliquer à faire un petit nombre d’œuvres excellentes, et de n’imiter personne de peur qu’on ne les appelle les neveux et non les fils de la nature. Enfin on est étonné de voir qu’il ne défend pas de se servir du hasard : « Je n’omettrai pas de mettre ici parmi ces enseignemens une nouvelle invention, ou plutôt une manière de spéculer, laquelle, bien que fort petite en apparence et presque digne de moquerie, est néanmoins très utile pour éveiller et ouvrir l’esprit à diverses inventions : si vous prenez garde aux salissures de quelques vieux murs ou aux bigarrures de certaines pierres jaspées, il pourra s’y rencontrer des inventions et des représentations de divers paysages, des confusions de batailles, des attitudes spirituelles, des airs de têtes et de figures étranges, des habillemens capricieux, et une infinité d’autres choses. »

Esprit positif, il veut qu’on borne son ambition, qu’on la renferme dans les limites du possible, qu’on se garde comme d’une maladie de tout ce qui excède les forces humaines, qu’on reste même en deçà de ce qu’on peut accomplir : « Qui ne peut ce qu’il veut, dit-il dans le seul de ses sonnets que Lomazzo nous ait conservé, doit vouloir ce qu’il peut, car c’est folie de vouloir ce qui ne nous est pas possible. On doit tenir pour sage celui qui distrait sa volonté de ce qu’il ne peut atteindre… Il n’est pas non plus avantageux à l’homme de vouloir tout ce qu’il peut, car souvent ce qui nous paraît doux finit par devenir amer, et j’ai pleuré parfois sur ce que j’avais désiré parce que je l’avais obtenu. O toi qui lis ces lignes, si tu veux être utile à toi et cher aux autres, ne veuille jamais que ce qu’il est juste de vouloir ! » Morale commode et prudente, sagesse qui n’est pas sans analogie avec celle de Salomon et de La Fontaine, dont le principal mérite est de laisser à l’esprit toute sa lucidité, en n’accordant à l’homme que l’observation et la pensée, en lui interdisant d’atteindre les causes sacrées de ses troubles et de ses doutes.

Ce n’est cependant ni dans ce livre, ni dans ces quelques vers, ni dans ses volumineux manuscrits qu’il faut chercher Léonard tout entier. Le livre n’est qu’un programme, les vers ne sont probablement pas les meilleurs qu’il ait faits ; ses manuscrits sont loin d’avoir été complètement déchiffrés, et il est probable qu’ils ne le seront jamais. Lucca Paccioli dit positivement que Léonard était gaucher. L’inspection de ses dessins semble indiquer que c’est en effet de la main gauche qu’il travaillait ; il est certain que c’est de cette main qu’il écrivait en commençant à droite comme font les Orientaux, à