Page:Revue des Deux Mondes - 1860 - tome 26.djvu/639

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

après, le More était chassé de ses états par la rapide campagne de Louis XII, et Léonard fit à son ancien patron cette brève oraison funèbre, qu’on trouve écrite de sa main sur la couverture de l’un de ses manuscrits : « Le duc perdit l’état, la fortune et la liberté ; il n’a rien terminé de ce qu’il a entrepris. »

Léonard vit de ses propres yeux détruire le modèle de son monument de François Sforza, les peintures qu’il avait faites dans le palais du duc, ses grandes et admirables constructions du palais de Galeas San-Severino ; il ne paraît pas cependant qu’il ait d’abord songé à quitter Milan, et on voit par quelques notes de ses manuscrits qu’il se considérait comme attaché à la personne du prince, quel qu’il fût, et qu’il désirait rester dans un pays où il avait maintenant quelque bien et où il aurait voulu continuer ses travaux. Les embarras que la guerre donnait à Louis XII ne lui permirent probablement pas d’utiliser les talens d’un homme qu’il devait si vivement apprécier par la suite, et Léonard partit pour Florence avec son élève Salai et son ami l’anatomiste Luca Pacciola, dont il avait illustré de nombreuses planches le livre de divina Proportione, qui ne fut cependant publié qu’en 1509.

À Florence, il trouva ses amis sous le coup des troubles et des agitations qui suivirent la mort de Savonarole. Fra Bartolomeo s’était fait moine au couvent de Saint-Marc ; Lorenzo di Credi, désespéré de la mort du réformateur, avait renoncé à la peinture et voulait se retirer pour mourir à l’hôpital de Sainte-Marie-Nouvelle ; Boticelli, que Léonard appelle son ami dans le Traité de la Peinture, vieux, pauvre et attristé, n’avait plus rien du joyeux compagnon qu’il avait connu vingt ans plus tôt. Pérugin était le seul de ses anciens amis qui n’eût pris aucune part aux événemens dont Florence venait d’être le théâtre. Il était lié de très ancienne date avec Léonard, il professait comme lui la plus parfaite indifférence à l’endroit des questions politiques et religieuses, et on sait qu’il vint le voir plusieurs fois pendant le séjour que l’auteur de la Cène fit alors en Toscane.

Léonard, aussitôt après son arrivée, s’était remis à ses études pour la canalisation de l’Arno, qu’il prétendait rendre navigable de Florence jusqu’à Pise[1]. Il commença peut-être dès cette époque le portrait de Mona Lisa et fit celui de la belle Ginevra de Benci, que Ghirlandajo avait déjà représentée dans une des fresques de Sainte-Marie-Nouvelle ; mais il ne resta que peu de temps dans sa patrie. Il se mit au service de César Borgia, qui le nomma, en 1502, son architecte et son ingénieur général. Il passa cette année presque entière à dessiner des ports, à projeter des fortifications, à parcourir

  1. Son projet ne fut exécuté que beaucoup plus tard.