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que ce soit ; mais qu’il y ait eu cinquante personnes qui toutes aient eu quelque chose à dire précisément sous cette forme, voilà qui est beaucoup plus extraordinaire encore. Si ces cinquante personnes ont choisi le roman, parce qu’elles ont senti qu’il y avait une corrélation intime et nécessaire entre leur expérience et cette forme de littérature, alors il faut admettre qu’autant de romanciers nous sont nés, car on est romancier comme on est poète ou dramaturge, non par choix arbitraire, mais par fatalité de caractère, de nature, d’âme et d’expérience. Un esprit incomplet, mais plein d’éclairs, Coleridge, remarquait après Goethe qu’il y avait dans l’âme des pensées et des sentimens qui naissaient rhythmiquement, dont la musique était l’expression naturelle, qui étaient condamnés à s’exprimer sous cette forme ou à ne pas s’exprimer du tout. Ces sentimens et ces pensées n’étaient pas poétiques et musicaux parce que le poète les avait rendus tels ; ils étaient par essence musique et poésie, comme l’air est sonore et comme l’eau est liquide. Il en est de même non-seulement de toutes nos pensées et de tous nos sentimens, mais encore de toutes nos observations et de toutes nos expériences. Quelques-unes se présentent sous une forme philosophique et didactique, ce sont celles qui sont tout à fait désintéressées, et où notre âme n’est que spectatrice ; d’autres se présentent sous une forme romanesque, ce sont celles où notre être s’est trouvé engagé, où il s’est mêlé à la réalité extérieure ; d’autres enfin affectent une allure de dilettantisme et de flânerie voluptueuse. Il est impossible que des expériences de nature si variée s’accommodent toutes également bien d’une seule et même forme littéraire. Pourquoi donc alors, je le demande encore, tant d’écrivains semblent-ils se donner le mot pour choisir cette forme de préférence à toute autre ? Hélas ! ce n’est pas même chez eux, je le crains, un choix arbitraire, né d’une fausse délibération, c’est une affaire de mode et d’imitation.

Il y a toujours en France un genre littéraire qui est plus en faveur à une époque donnée que tous les autres, qui s’attribue tyranniquement la primauté, et qui dit volontiers ce que l’église dit d’elle-même : « Hors de moi, point de salut ! » Alors il se produit un fait bizarre : tous ceux qui aspirent à la gloire littéraire se croient tenus de sacrifier à cette idole, sans se demander si l’idole représente bien un véritable dieu, si le talent et la nature de leur esprit les entraînent vers elle, et en un mot s’ils ont foi en elle. Ne pas sacrifier à cette idole, ce serait se proclamer indigne et se déclarer damné de gaieté de cœur, c’est-à-dire reconnaître qu’on n’appartient pas aux élus de l’intelligence, car avec l’avènement de telle ou telle forme littéraire arrive l’opinion qu’elle est la seule et vraie forme de littérature, et qu’en dehors d’elle il n’y a que des hommes sans génie, — pour tout dire, des impuissans. Jadis le sonnet régna, et