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du libre arbitre qu’il fait le mal ; il est condamné à le faire par fatalité d’âme, de nature, de tempérament. Aussi est-il franchement inhumain et loyalement pervers. Priez-le de vous tendre la main, il vous refusera avec sincérité ; implorez sa compassion, il vous répondra avec véracité qu’il ne peut vous accorder ce qui lui manque. Avez-vous remarqué que le masque de ce personnage comique est sérieux, austère ? Pierrot ne rit jamais. Il est triste et mélancolique, parce qu’il connaît le secret de la destinée qui pèse sur lui, et que, le voulût-il, il ne pourrait pas échapper à l’instinct du meurtre pour lequel il a été créé. La tristesse de Pierrot, c’est l’austère et grande tristesse du Satan de Milton, et peut-être, dans quelques rares momens, cette mélancolie de l’être déchu qui se fond en compassion sur lui-même, mélancolie que Klopstock a symbolisée dans le personnage d’Abaddona. Peu à peu cette conception d’une esthétique dépravée arrive à l’obséder tellement qu’elle devient une idée fixe, et qu’il lui prend le désir irrésistible d’incarner en lui le type de Pierrot. Il entre avec une ardeur si sérieuse et une telle intensité de volonté dans ce rôle, que cette incarnation d’un personnage imaginaire finit par le déposséder de son moi, et qu’il devient lui-même le Pierrot qu’il a rêvé, c’est-à-dire le génie du mal. Lorsqu’il se voit glisser sur cette pente, il essaie de se retenir à quelque chose d’humain, et fait effort pour aimer une pauvre fille, funambule de carrefour, qu’il a ramassée un jour qu’elle pleurait à la porte de sa baraque, et qu’il emmène dans sa maison de campagne pour se faciliter les répétitions du rôle qu’il s’est mis en tête de créer. Cette fille, qu’il fascine d’abord par l’effroi, se détourne bientôt de lui avec aversion, et se prend d’amour pour un pauvre comédien qui n’a point de notions d’esthétique transcendante aussi lugubres, et dont la vulgarité répond à sa vulgarité. Un soir, sur les planches des Funambules, où Servieux s’est engagé pour complaire à sa maîtresse et où il obtient les plus grands succès, Pierrot coupe le cou à son rival. L’incarnation du génie du mal est complète, et la représentation figurée d’une idée incorporelle est devenue une cruelle réalité. Certes voilà une donnée saisissante, qui est aussi loin que possible de la réalité ordinaire, et cependant le récit ne donne aucune impression fantastique, tant l’auteur a détruit d’avance, par ses explications claires et méthodiques, chacune des surprises qu’il pouvait nous causer. L’idée fixe de Servieux ne nous surprend pas du tout, car il a eu soin de nous dire qu’il avait été fou par suite de deux accidens épouvantables qui lui étaient arrivés dans sa carrière de marin. Un maître dans l’art du fantastique se serait bien gardé de nous initier minutieusement aux détails de la vie antérieure de son personnage, et j’imagine qu’un Hoffmann par exemple, après quelques mots sur la tournure d’esprit bizarre de son héros, aurait