Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/1021

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

étendre la main pour le sauver, et il l’a laissé périr, parce que la mort de son ami lui assurait le commandement de la frégate sur laquelle il servait. De quoi est-il coupable après tout ? Il n’a pas assassiné son ami, il l’a laissé périr ; sentez-vous la nuance, enfans du XIXe siècle ? Mais le châtiment ne se fait pas attendre et se présente sous la forme de l’hallucination. L’erreur de l’écrivain est d’avoir traité physiologiquement une donnée morale, et d’avoir fait porter au corps le châtiment de l’âme. Ce châtiment est à la fois trop grossier et trop léger ; l’hallucination et la paralysie amenées par les longues terreurs de l’âme ne sont pas une expiation suffisante, j’ajouterai qu’elles ne sont pas une expiation vraie des crimes des âmes nobles et bien douées. La souffrance a des moyens plus subtils et plus sûrs de s’insinuer dans de telles âmes ; le châtiment ne se présente pas à heure fixe sous la forme grossière et banale de l’hallucination, en les laissant librement vaquer à leurs affaires le reste du temps : il désenchante la vie tout entière et empoisonne toutes les heures du jour. L’expiation incessante dont parle la Bible, le feu qui ne s’éteint pas, le ver qui ne meurt pas, est le seul châtiment digne des criminels d’élite que la nature n’avait pas voués au mal. M. Rivière fait parcourir à son assassin une brillante carrière ; il le montre comblé des prospérités de la fortune. C’est le contraire qu’il fallait montrer, car c’est le contraire qui est vrai. Le crime n’eût-il été qu’à l’état de projet, n’eût-il passé sur l’âme que comme une ombre vague, il étendra sa malédiction sur l’existence entière et la vouera au malheur et à l’insuccès. Que M. Rivière lise une petite nouvelle d’Hawthorne intitulée Roger Malvin’s Burial, il verra la supériorité avec laquelle l’auteur américain a traité cette même donnée morale du remords. Dans cette nouvelle, il n’y a rien de physiologique, tout se passe dans l’âme et découle de l’âme, et cependant comme les effets du remords y sont bien mieux saisis et mieux rendus que dans la nouvelle de M. Rivière !

L’exactitude et le désir d’une précision scientifique détruisent chez M. Rivière la terreur fantastique et ce que nous appelons la réalité poétique. Nous adresserons un reproche analogue à M. Erckmann-Chatrian, auteur de contes fantastiques qui ont eu dans ces dernières années un succès qu’ils méritaient en partie. L’auteur (M. Erckmann-Chatrian est-il un seul et même personnage, ou est-il une individualité en deux personnes ?) a étudié très sérieusement le genre littéraire qu’il a adopté. On voit qu’il connaît tous les élémens qui entrent dans la composition du fantastique, toutes les combinaisons sous lesquelles il aime à se produire, tous les procédés de prestidigitation par lesquels on l’obtient. M. Erckmann-Chatrian possède de science certaine toutes les parties de son art ; il en comprend