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nouent leurs fils déliés aux objets extérieurs insensibles, et en apparence hors du cœur. C’est à la saison printanière, à la verdure, particulièrement aux hêtres de la plantation qui sort de l’étang, que mes souvenirs se sont attachés, n’ayant presque pas autre chose ici où ils puissent se prendre. Ainsi, depuis qu’il y a des feuilles et que je vais m’asseoir à l’ombre des hêtres, ma paix a diminué et ma pensée n’est plus ici. Ma fenêtre donne justement, comme vous le savez, du côté de la plantation, et cette petite circonstance est encore un sujet de trouble pour moi. Mon Dieu ! que sommes-nous donc pour qu’il suffise d’un peu de verdure et de quelques arbres, qui ne seraient rien pour moi si c’étaient des ormes ou des chênes, mais qui sont beaucoup parce que ce sont des hêtres, pour nous ôter la paix et nous détourner de votre amour ? — Pardon, mon ami, de vous apporter ces pensées au milieu de vos saints exercices et du recueillement du jubilé ; j’ai la confiance qu’elles ne vous troubleront pas, mais qu’elles vous feront prier pour le pauvre malade dont je vous conte la souffrance… Venez donc bien vite ici. La Chênaie, qui était une Sibérie il y a quelques jours, est devenue tout à coup une Tempé. Tout est fleur ou verdure, tout est chant ou amour dans la verdure et la fleur. C’est un enchantement, un enivrement, une suavité qui me met aux anges par momens. La nature est vierge au mois de mai, dans toute la fraîcheur de sa virginité. Venez donc respirer cette douce fleur avec vos amis. »

« 9 août 1833 à La Chênaie. — À cette époque (les vacances approchantes), il me faudra prendre un parti, prononcer sur ma vocation, décider de mon existence tout entière. Voilà trois semaines que je suis à cette pensée, l’œil tourné au dedans de moi, pour tacher de découvrir ce qui s’y passe, scrutant, furetant, mettant tout sens dessus dessous dans ma pauvre âme, afin de trouver cette perle de la vocation qui peut être cachée en quelque coin. Je ne sais si je cherche mal ou si Dieu ne bénit pas mes recherches ; mais jusqu’ici c’est peine perdue. Dans cette investigation, j’ai rencontré bien des souvenirs que je croyais muets, bien des débris du vieil homme dont je croyais avoir nettoyé mon âme, bien des mots, bien des noms encore écrits que je croyais effacés. Il faut dire aussi que j’ai trouvé par-ci par-là quelques désirs de vivre pour Dieu, quelques efforts pour me rendre meilleur, une petite provision, sinon de mérites, du moins de bonnes pensées ; mais de vocation religieuse, pas la moindre trace. »