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boulet, il tue de trois coups de revolvev trois cavaliers qui entouraient Garibaldi et brûle la cervelle à un quatrième, qui déjà le tenait lui-même à la gorge. Quand on lui parle de cet exploit, il rougit comme une fillette de quinze ans et détourne la tête en baissant les yeux. Ceux qui ont été souvent aux bains d’Aix, en Savoie, se rappellent peut-être un jeune homme triste, très doux d’attitude, qui, pendant que l’on dansait, s’asseyait volontiers près des femmes et ne leur parlait que de l’Italie, quand, souvent peut-être, elles s’attendaient à une autre conversation ; c’était Missori, qu’on avait surnommé le petit Milanais aux yeux bleus. Des femmes qui l’ont vu ainsi et auxquelles j’en ai parlé m’ont dit : Quoi ! ce jeune homme ! est-ce possible ? — C’est lui-même, avec sa voix douce, avec son regard de gazelle, avec sa démarche qui semble toujours trahir une insurmontable lassitude, c’est lui qui était le héros de notre jeune armée, et qui maintenant n’a rien à envier aux plus vieux braves que la gloire a consacrés. Il a gardé pour lui seul, et dans le secret de son âme, le souvenir des fatigues, des difficultés, des misères, des périls qu’il eut à supporter pendant cette campagne de quinze jours, où, loin de nous et sans nouvelles peut-être, il put un moment se croire abandonné.

Nous pensions à lui, et il était rare qu’on s’abordât sans se dire : Que devient Missori ? Mais pour le rejoindre la route était pleine d’embûches et presque fermée. Quatre forteresses armées de pièces à longue portée défendaient le détroit, et rendaient, jusqu’à un certain point, la côte de Calabre inabordable par son rivage qui fait face à la Sicile ; ces forteresses sont, du sud au nord, Alta-Fiumara, Punta-del-Pezzo, Torre-Cavallo, et enfin la formidable Scylla, qui, seule en 1808, avait tenu trente-huit jours contre le corps, français commandé par le général Régnier. De plus, les bâtimens de guerre napolitains, auxquels nous n’avions nul vaisseau à opposer, croisaient jour et nuit et faisaient bonne garde de la pointe de Reggio à la pointe de Scylla ; il fallait tromper la surveillance et agir de ruse, puisque la force ouverte nous était interdite, car elle nous eût exposés à des dangers sans bénéfices. On attendait, on avait confiance, on regardait vers la Calabre sans pouvoir secouer l’ennui tenace qui naît de l’incertitude, et, pour me servir d’une expression populaire fort énergique, « on se mangeait le sang. » On n’avait guère d’autres sujets de conversation ; le verbe « passer » avait pris tout à coup la signification de « partir de Sicile, traverser le détroit et débarquer en terre ferme. » Quand passe-t-on ? était la question incessamment répétée par les officiers aussi bien que par les soldats. Les bruits les plus contradictoires couraient par la ville, et chaque jour on était certain d’être réveillé par une nouvelle fraîchement éclose, qui ne tardait pas à être démentie. L’anxiété de notre attente se