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justice. » Le soldat fit en effet sa plainte au chef direct de l’officier, qui fut mis aux arrêts et courut grand risque d’être cassé. Nous avons traversé bien des villages et des villes : pas un vol n’y fut commis ; on maraudait peu, même devant les jardins t par les heures de la plus vive soif. Si de mauvais exemples furent parfois donnés, ce n’est ni par des Italiens, ni par des soldats, c’est par des étrangers, qui portaient au képi plus de galons qu’on n’aurait dû leur en accorder. Du reste, dès qu’un coupable était connu, on en faisait rapide justice en l’expulsant.

Il y avait à Mileto un homme qui ne pensait guère à Briganti ni à ses soldats débandés : c’était le syndic. Le pauvre homme faisait pitié à voir et ne savait auquel entendre, car on lui faisait des demandes que les insuffisantes ressources du pays le mettaient dans l’impossibilité de satisfaire. Comme il n’y a qu’une route de Beggio à Naples, toutes nos troupes y passaient forcément et devaient traverser Mileto, à qui son évêché donnait une importance malheureusement plus fictive que réelle : d’heure en heure, des officiers d’ordonnance expédiés par les brigades restées en arrière apportaient au syndic l’ordre de faire préparer pour le soir, le lendemain, le surlendemain, tant de milliers de rations de pain, de riz, de viande et de vin. Le syndic accumulait les ordres devant lui, sur une table, les regardait d’un air consterné, mettait la tête entre ses mains et se désespérait. Quand on le pressait un peu trop, il poussait des cris et appelait tous les saints à son secours ; mais les saints ne l’entendaient guère, et les rations n’arrivaient pas. Je contemplais la scène avec une curiosité insouciante, car je savais que notre brigade avait reçu le matin même ses rations à Rosarno. Un vieil officier, qui philosophiquement s’obstinait à pousser sous les yeux du syndic un ordre que celui-ci s’obstinait à ne point lire, lui dit avec une extrême douceur : . « Monsieur le syndic, en Espagne, pendant la guerre révolutionnaire que j’ai faite, quand les syndics ne fournissaient pas les rations requises, on les faisait pendre. » Le syndic fit un bond, arracha sa cravate, sauta sur un paquet de cordes accroché à la muraille, et le jetant aux pieds de l’officier : « Eh bien ! pendez-moi, s’écria-t-il, et je vous baiserai les mains. Des rations ! des rations ! Est-ce que j’en ai des rations, moi ? J’aime mieux être pendu ! Voulez-vous me pendre ? Non ! Eh bien ! bonsoir ; je vais retrouver ma femme ! » Et le malheureux se sauva en agitant les bras au-dessus de sa tête. On prit un parti plus simple, on envoya à Monteleone un aide-de-camp qui revint, quelques heures après, suivi de charrettes chargées de vivres. Quant au syndic, on courut après lui pendant toute la nuit sans pouvoir le rejoindre : il était parti pour sa campagne.