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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/725

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du ciel et de la nature tranquillement impassible, — un malheur sans remède et sans autre consolation possible que le repos souverain et éternel de la mort.

Aux deux extrémités de la vie de Leopardi, on peut voir ce même sentiment de la fatalité du malheur, de l’irrémédiable impuissance humaine, dans la funèbre canzone de Bruto minore et dans le chant sur l’Amour et la Mort. À chaque page, on sent l’amertume des illusions trompées, la vanité de toute chose, l’attrait suprême et irrésistible de la mort. C’est la pensée dominante qui est partout, qui tantôt se revêt de la plus éclatante poésie, comme dans les Ricordanze et la Ginestra, tantôt prend la forme de l’ironie socratique, comme dans quelques-uns des Opuscules moraux, et même devient quelquefois un jeu, comme dans le dialogue du passant et du marchand d’almanachs. Il y a d’ailleurs dans cette éloquente révolte contre le destin, dans ce scepticisme douloureux de Leopardi, un caractère particulier. Quand l’âge vient, le doute naît aussi quelquefois dans l’âme, il est le fruit amer de la vie. La multiplicité des spectacles humains, la mobilité des passions, les insolences de la fortune, le caprice des événemens, produisent je ne sais quel désabusement, aiguisé d’observation et mêlé d’indulgence, qui se tourne moins contre les choses et contre le monde lui-même que contre les hommes. Il y a dans le scepticisme de Leopardi toute l’âpreté, toute la verdeur de la jeunesse trompée avant d’avoir vécu, et prenant à partie le destin. C’est avec une candeur redoutable que le jeune infortuné savoure ce désespoir, qu’il croit être une déception, et qui n’est qu’une espérance inassouvie.

Cette fixité de tristesse finit sans doute par ressembler à une mélopée lugubre, d’une monotonie oppressive. À ne considérer que les apparences, à ne saisir la nature d’un homme que dans le sentiment et pour ainsi dire dans le cri dominant, Leopardi serait le type italien de ce héros de M. de Sénancourt, de ce triste Obermann dont le désespoir se perd dans un stoïcisme morne et finit par prendre je ne sais quelle teinte grise et uniforme. Ce serait une négation vivante et sombre se promenant dans un monde vide et désolé. À considérer la réalité de plus près, l’histoire intérieure de cette âme apparaît sous un bien autre jour, et ce scepticisme même s’éclaire de singulières lueurs. Leopardi doute il est vrai, il met une inexorable puissance à dépouiller la vie de tout ce qui l’ennoblit ou en fait l’attrait ; mais, si profond que soit ce doute, il est combattu encore par un instinct qui s’élève incessamment sans arriver à triompher, et c’est ce qui donne un caractère si tragique au scepticisme désespéré de ce pauvre grand esprit. Il proclame éteintes en lui toutes les facultés d’aimer, de sentir et de s’exalter, et au même instant il écrit à son frère en suppliant : « Aime-moi pour Dieu ; j’ai besoin d’amour,