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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/727

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sentent le poids du vide, aspirent encore. C’est là pourtant ce que représentait un petit être souffreteux en Italie, à Florence, vers 1830 ; il personnifiait l’inquiétude moderne. Il se faisait illusion à lui-même ; il croyait être un ancien, il l’était par la précision, par la beauté de la forme et par un certain goût de stoïcisme en face du malheur : il était au fond plus chrétien qu’il ne le croyait, justement parce qu’il souffrait.

C’est là ce que disent les lettres de Leopardi, où apparaissent les traits de l’homme, à côté de ses œuvres, où apparaît le penseur. Il se proposait, dit-il, d’écrire l’histoire d’une âme, un roman qui n’aurait point d’aventures ou qui n’aurait que des aventures ordinaires, et qui raconterait les révolutions intérieures d’une âme née noble et tendre depuis ses premiers souvenirs jusqu’à la mort. C’est là son histoire. Toujours livré à ce travail intérieur d’un cœur solitaire et replié sur lui-même par la douleur, Leopardi n’a-t-il jamais touché à la politique ? Ne fait-il jamais une trouée dans cette réalité des faits extérieurs qu’il voit autour de lui ? Il semble s’inquiéter peu des événemens, et même à Rome, quand il voit se fermer devant lui toute carrière parce qu’il ne veut pas être prélat, il ne parle pas contre le gouvernement exclusif des prêtres. Il sait sous quels pouvoirs ombrageux il vit. Ce qu’il pense, on le sent bien ; il ne le dit pas directement, et tout au plus laisse-t-il entrevoir son secret dans quelque saillie à demi ironique, comme le jour où son père avait écrit un ouvrage pour la défense des plus purs principes conservateurs et n’en avait pas été mieux récompensé par les gouvernemens. « Il m’est pénible d’apprendre, écrit-il à son père, que la légitimité se montre si peu reconnaissante de ce que votre plume a fait pour sa cause. C’est pénible, dis-je, mais non étrange, parce que c’est la coutume des hommes de tous les partis, parce que les légitimes, permettez-moi de dire cela, n’aiment pas que leur cause soit défendue par la plume, attendu qu’avouer que sur le globe terrestre il y a quelqu’un qui mette en doute la plénitude de leurs droits est chose qui excède de beaucoup la liberté concédée à la plume des mortels, sans compter qu’ils préfèrent sagement aux raisons, auxquelles on peut toujours répliquer bien ou mal, les argumens du canon et du carcere duro, auxquels leurs adversaires, pour le moment, n’ont rien à répondre. » Leopardi n’est point un homme fait pour la politique et pour l’action, il y serait arrêté dès le premier pas ; il a bien assez d’ailleurs de sa fièvre intérieure. Sa politique, elle est dans le sentiment qu’il a de la patrie italienne, dans ses appels à une résurrection morale, dans cette nécessité de résurrection qu’il fait jaillir du sein des ruines, lorsque, dans sa canzone à l’Italie, il montre les arcs, les colonnes, les statues des aïeux, la gloire ancienne partout, et partout aussi la misère présente. La politique