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aucune de ces sortes d’êtres. Si la fourmi était portée dans une autre contrée, elle ne verrait ni les mêmes arbres, ni les mêmes insectes, ni la même disposition du sol, ni les mêmes révolutions de l’air, ni peut-être aucune de ces formes de l’être. Il y a donc en tout fait et en tout objet une portion accidentelle et locale, portion énorme, qui, comme le reste, dépend des lois primitives, mais n’en dépend qu’à travers un circuit infini de contre-coups, en sorte qu’entre elle et les lois primitives il y a une lacune infinie qu’une série infinie de déductions pourrait seule combler. Voilà la portion inexplicable des phénomènes, et voilà ce que les métaphysiciens d’outre-Rhin ont tenté d’expliquer. Ils ont voulu déduire de leurs théorèmes élémentaires la forme du système planétaire, les diverses lois de la physique et de la chimie, les principaux types de la vie, la succession des civilisations et des pensées humaines. Ils ont torturé leurs formules universelles pour en tirer des cas tout particuliers ; ils ont pris des suites indirectes et lointaines pour des suites directes et prochaines ; ils ont omis ou supprimé le grand jeu qui s’interpose entre les premières lois et les dernières conséquences ; ils ont écarté de leurs fondemens le hasard, comme une assise indigne de la science, et ce vide qu’ils laissaient mal rempli par des matériaux postiches a fait écrouler tout le bâtiment.

Est-ce à dire que dans les données que ce petit canton de l’univers nous fournit, tout soit local ? En aucune façon. Si la fourmi était capable d’expérimenter, elle pourrait atteindre l’idée d’une loi physique, d’une forme vivante, d’une sensation représentative, d’une pensée abstraite, car un pied de terre sur lequel se trouve un cerveau qui pense renferme tout cela ; donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il contient des données générales, c’est-à-dire répandues sur des territoires extérieurs fort vastes, où sa limitation l’empêche de pénétrer. Si la fourmi était capable de raisonner, elle pourrait construire l’arithmétique, l’algèbre, la géométrie, la mécanique, car un mouvement d’un demi-pouce contient dans son raccourci le temps, l’espace, le nombre et la force, tous les matériaux des mathématiques ; donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il renferme des données universelles, c’est-à-dire répandues sur tout le territoire du temps et de l’espace ; si la fourmi était philosophe, elle pourrait démêler les idées de l’être, du néant, et tous les matériaux de la métaphysique, car un phénomène quelconque, intérieur ou extérieur, suffit pour les présenter ; donc, si limité que soit le champ d’un esprit, il contient des données absolues, c’est-à-dire telles qu’il n’y a nul objet où elles puissent manquer. Et il faut bien qu’il en soit ainsi, car à mesure qu’une donnée est plus générale, il faut parcourir moins de faits pour la rencontrer : si elle est universelle,