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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/924

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soi, l’on parle à voix basse, et l’on s’étonne des formes étranges que les objets les plus simples prennent au milieu des ténèbres.

Le bouleversement des habitudes ordinaires de la vie n’a rien de désagréable, car l’homme s’accoutume à tout avec une facilité merveilleuse : on déjeune à dix heures du soir, on dîne à sept heures du matin ; on dort le jour, on marche la nuit ; on n’a aucune de ces recherches qui, dans nos milieux civilisés, rendent l’existence supportable ; le plus souvent on couche en plein air, sur un matelas d’herbes fraîches, dans l’alcôve des haies, appuyé sur un oreiller fait d’une selle ou d’un portemanteau ; si le fleuve qu’on traverse n’a pas été absorbé tout entier par la canicule, on y fait sa toilette ; si les serviettes manquent, le soleil y supplée ; tout en cheminant, on mange un bon morceau de pain de munition qu’on assaisonne d’une figue arrachée à l’arbre qui ombrage la route ; on rit aux trous de ses vêtemens et aux défoncemens de son chapeau ; on se laisse philosophiquement dévorer par le monstre que Boileau appelait

Du repos des humains l’implacable ennemie,


et l’on ne s’ennuie pas, l’on ne se plaint pas ! Si l’on regrette quelque chose, ce n’est ni le bon lit, ni la bonne table, ni le bon fauteuil, ni la bonne existence de la maison.

Ah ! pendant cette nuit de marche, je ne regrettais rien, car la nature était splendide. La lune, « cette souveraine maîtresse des mélancolies profondes, » comme l’appelle Shakspeare, semblait au centre du ciel un trou ouvert sur un océan de clarté ; elle était si brillante qu’elle éteignait les étoiles. Les pléiades, groupées comme des marguerites dans une prairie, s’effaçaient humblement ; l’orgueilleuse ceinture d’Orion pâlissait de dépit ; seule, en apparaissant, Vénus gardait son éclat et semblait dire : « Me voici, moi, la plus belle ! » La route serpente à travers la montagne ; deux fois, sur des ponts aux arches très élevées, elle franchit le fleuve Corace, qui s’en va, parmi des galets sans nombre, se jeter, au golfe Squillace, dans la mer d’Ionie. Le jour se lève ; des haies de romarins nous envoient leur senteur pénétrante ; des aloès cierges poussent leurs longues tiges au-dessus de leurs grosses feuilles soulevées, semblables à un jet d’eau au-dessus d’un bouillonnement. Dans des jardins retenus par des murs en pierres sèches et superposés en amphithéâtre sur le revers de la montagne s’épanouissent d’immenses figuiers et des mûriers pleins d’ombre. La culture paraît bien plus soignée que dans les autres parties des Calabres que déjà nous avons parcourues. Dès le point du jour, les paysans sont à la besogne, sarclant la terre, émondant les arbres et dirigeant l’eau des nombreuses sources dans des rigoles creusées en arête qui portent à boire aux plantes altérées.