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Sapri ; de là, on les dirigeait sur Salerne. Avec un peu de hâte, nous espérions bien arriver à temps pour la bataille attendue qui devait nous ouvrir la ville de Naples… Nos braves mules, « ces chères amours », comme les appelait Spangaro, quoique n’ayant jamais fait que le métier de porteurs, trottinaient fort agréablement sur la belle route plate qui côtoie le fleuve qu’entourent des marécages malsains, mais où la flore des marais pousse avec une vigueur extraordinaire. À travers les roseaux, les glaïeuls, les iris, j’aperçois d’énormes touffes d’agnus castus semblables à celles que, sur le bord des rivières, j’ai admirées en Syrie, en Grèce, en Asie-Mineure et dans l’île de Rhodes. D’immenses prairies grasses et d’aspect biblique s’étendent à notre gauche, foulées aux pieds par les troupeaux de bœufs et des bandes innombrables de chevaux en liberté que gardent des pâtres armés de fusil. Réveillées par notre bruit, des judelles et des bécassines, qui faisaient paisiblement la sieste parmi les herbes humides, s’envolent à tire d’aile en poussant un cri. Derrière ces nappes de verdure, le Crati nous apparaît parfois, luisant comme une apparition d’acier ; nous nous gardâmes bien de nous y baigner, car Strabon a dit : « L’eau du Sybaris rend les chevaux ombrageux, aussi en éloigne-t-on les haras ; celle du Crathis fait blondir et blanchir les cheveux des personnes qui s’y baignent, mais du reste elle guérit beaucoup de maladies. » — Je croirais plutôt qu’elle en donne, car à l’air tiède, épais, et pour ainsi dire vaseux qu’on respire sur les bords de ce fleuve, il est facile de comprendre que la fièvre les habite. Le teint des paysans riverains est plombé, la sclérotique de l’œil est jaune, les pommettes sont saillantes et les lèvres pâles ; c’est une race dolente que l’haleine du marécage affaiblit. Nous n’avons voulu partir qu’au soleil levé, et nous avons eu soin de boire un verre de vin saturé de poudre de quinquina, bonne précaution que ne dément pas l’expérience des voyages. Nous nous sommes arrêtés pendant quelques instans près et une grande ferme composée d’un seul bâtiment carré, entouré d’un mur percé de meurtrières et fortifié à chaque angle d’une échauguette en nid d’aronde. C’est une véritable petite forteresse qui rappelle nos maisons de commandement en Algérie. Tout cela est un peu lézardé par le temps, mais de bonne tournure encore et très capable de résistance. Dans ce pays des Calabres, pays inquiet et insoumis qui s’est si souvent révolté, c’est un bon refuge et qui doit être connu de ceux qui font le rêve de « prendre la montagne, » c’est-à-dire de renvoyer le gouvernement établi, sous prétexte que l’impôt est trop lourd et la conscription vexatoire.

Nous arrivons à Tarsia après avoir fait vingt-deux milles, au moins dix lieues, depuis le matin. La poste nous y fournit des chevaux. Dans un champ, nous vîmes au pacage ceux des guides de Garibaldi ;