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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 32.djvu/94

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secourt pas la société. Le service le plus signalé qu’on puisse rendre à l’humanité après celui de fonder des hôpitaux, c’est de veiller à ce qu’on n’en abuse pas. Un des plus grands et des plus généreux esprits de notre temps a déclaré, dans une circulaire demeurée célèbre, que « le système des hôpitaux relâche, s’il ne les détruit pas, les liens de la famille[1]. » C’est un vrai malheur qu’un malade soit porté à l’hôpital, quand la famille pouvait le garder au prix d’un sacrifice. Qui ne sait pas souffrir ne sait pas aimer. Si l’hospice s’ouvre trop aisément, s’il entoure ses pensionnaires de trop de comfort, le vieillard se hâte de déposer son outil et d’aller vivre à l’aise aux dépens de la communauté ; le fils ne le retient pas ! L’amour maternel lui-même a ses défaillances. Parmi les mères qui viennent furtivement déposer leur nourrisson à l’hospice des enfans trouvés, il en est à qui rien ne manque, excepté le cœur. Quoique très nécessaires partout où les femmes sont renfermées douze heures par jour dans un atelier, les crèches ne sont, en définitive, qu’un mal nécessaire, comme tout ce qui peut faciliter l’oubli d’un devoir. Qu’on prenne la place de la famille, à la bonne heure, pourvu que ce soit à la dernière extrémité, et qu’on ne la détruise pas en la remplaçant. Les sociétés alimentaires ont pour effet d’abaisser les prix du petit commerce et d’introduire des améliorations importantes dans le régime des ouvriers : à Grenoble, à Saint-Quentin, à Mulhouse, ces sociétés rendent de grands services ; mais qu’elles viennent en aide aux ménagères sans se substituer à elles : le dernier lien se romprait, s’il n’y avait pas au moins un repas pris en commun dans la chambre commune. On a fondé dans plusieurs villes industrielles des patronages qui, pour combattre l’influence des cafés et des cabarets, réunissent les ouvriers dans des salles bien surveillées, où ils trouvent à jouer et même à boire[2]. Est-il prudent de lutter ainsi contre les cabarets sur leur propre terrain, et ne craint-on pas de fournir à des ouvriers hésitans un prétexte pour vivre hors de leur maison ? Ces honnêtes cabarets ne sont qu’une méprise. C’est aux plus profonds sentimens de l’âme qu’il faut faire appel. Il ne s’agit ni de gouverner ni d’enrégimenter les ouvriers, mais d’en faire des maris, des pères, des hommes. Il faut les habituer à vouloir ; ce grand pas fait, qu’on se repose sur eux de tout le reste[3].

  1. Ces paroles sont extraites de la circulaire adressée aux préfets en 1840 par M. de Rémusat, ministre de l’intérieur.
  2. Au patronage de Lille, situé rue Voltaire, et qui est dirigé par les révérends pères jésuites, il y a une salle de spectacle éclairée au gaz.
  3. A Paris, l’administration est entrée dans cette voie, où la pousse avec prudence et fermeté son directeur actuel, M. A. Husson. Pour encourager les mères à élever leurs enfans, on leur accorde des secours de 12 francs par mois pendant deux ans et quelquefois pendant trois ans. Dans quelques villes, notamment à Amiens, de pareils secours sont accordés, mais seulement aux filles-mères. Les hospices de Paris ont maintenant leurs pensionnaires externes, comme l’hôtel des Invalides. Onze cent trente-sept secours en remplacement d’hospice sont distribués annuellement ; ces secours sont de 253 francs pour les hommes, et de 195 francs pour les femmes. Dans ce nombre ne sont pas compris les secours de 5 à 12 francs par mois distribués aux aveugles, aux paralytiques et aux septuagénaires : 5,271 personnes ont pris part à ces secours en 1860. Enfin, pour employer de plus en plus la coopération de la famille, on étudie en ce moment un projet de réorganisation des deux hospices de l’enfance. L’un d’eux deviendrait un véritable hospice des incurables ; dans l’autre, on ne recevrait chaque jour les enfans que le temps nécessaire pour les panser et pour surveiller l’application des remèdes.