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qu’il sent les approches de Naples. Une large vallée glissant droite et plate entre deux chaînes de collines bleuissantes me rappelle la vallée de l’Eure, aux environs de la rivière Thibouville : même verdure, mêmes pâturages gras et humides, mêmes saules, mêmes peupliers. Dans les ruisseaux qui bordent la route, les iris inclinent sous le vent les glaives verts et flexibles qui leur servent de feuilles ; les bergeronnettes sautillent dans les prés autour des troupeaux ; rangés le long de la montagne, des villages nous apparaissent précédés d’immenses constructions, qui sont des couvens. Sur la route passent des déserteurs de l’armée napolitaine ; ils s’arrêtent devant nous et nous demandent l’aumône. Depuis hier matin, ils n’ont point mangé. Les maisons se ferment quand ils s’y présentent. Les paysans les fuient ou les chassent ; on leur refuse le pain, s’ils ne le paient, et ils n’ont pas d’argent. Leurs chaussures sont usées ; ils vont presque pieds nus et las à ne plus marcher, couchant dans les fossés, mangeant les mûres des buissons, résignés pourtant et n’accusant pas leurs chefs, dont l’incurie peut-être les a réduits à ce pitoyable état.

Nous nous arrêtâmes à Sala. Un tonnerre lointain se faisait entendre, et le ciel se couvrait de gros nuages apportés par le vent du sud, qui arrachait aux champs desséchés des tourbillons de poussière. Une chaleur lourde planait autour de nous, et un violent sommeil nous sollicitait. — Nous dormirons à Naples, nous dit Spangaro, en route ! Nous remontâmes dans notre voiture, qui, l’ai-je dit ? n’était qu’un char-à-bancs découvert. Le ciel bas descendait à ras de terre ; des rafales de vent silencieuses et chaudes courbaient les arbres ; on ne voyait plus d’hirondelles ; des corbeaux croassans fuyaient à plein vol vers leurs nids ; les moutons se pressaient en bêlant et, devant leurs bergers, se hâtaient vers la ferme. Des détonations sonores bondissaient à travers les montagnes, d’éblouissans éclairs frappaient nos yeux. Les nuages crevèrent, et l’eau tomba, par ondées d’abord, puis régulièrement, comme une cascade. La route était déserte, pas une maison pour nous mettre à l’abri ; du reste, nous n’avions pas le temps. Nos manteaux ne tardèrent pas à être trempés, et nos vêtemens et nous-mêmes. Nous avions, à coups de sabre, troué la caisse de la voiture, afin que l’eau pût s’écouler, car elle s’accumulait sous nos pieds comme dans un baquet. Cela dura une heure et demie sans relâche, comme une inondation. Une accalmie se faisait quand nous parvînmes à Auletta, où il nous fut possible de relayer. Ici c’est tout à fait la nature du nord : des noyers, quelques mélèzes, et au-dessus d’une chute d’eau une scierie mécanique. « A qui appartient cette scierie ? demandai-je ; est-ce à un Napolitain ? — Oh ! non, monsieur, me répondit-on surpris de