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tromper leurs hôtes aussi souvent qu’ils peuvent. Malheur au voyageur surpris par les glaces de l’hiver ou un ouragan de neige ! Il acquiert chèrement l’expérience que fit M. Bodensted de cette rapacité inhospitalière, et qui, dans un souvenir de mauvaise humeur, lui fait dire qu’en comparaison d’une pareille canaille, les Kalmouks et les Baschkirs doivent paraître de véritables gentlemen.

De l’Ossète, rejeton abâtardi des Alains, voleur sournois et lâche, au Tcherkesse, intrépide et poétique bandit, il y a la distance d’un monde, quoiqu’ils se touchent par un coin de leurs frontières, quoique tous les deux soient les mêmes enfans du Caucase. Si l’on pouvait se représenter, réunis dans un même type, l’indomptable courage du montagnard, l’insouciante ignorance du paysan, et l’urbanité de l’homme du monde, on aurait peut-être une idée aussi exacte que possible du caractère, tcherkesse, c’est-à-dire de l’alliance de la plus noble bravoure et de la barbarie dans les combats, du respect de la foi jurée, de l’inexpérience dans l’application de l’esprit aux spéculations scientifiques, de la courtoisie et de la délicatesse des sentimens dans les relations de la vie privée. Les Tcherkesses sont l’aristocratie du Caucase ; leurs guerriers sont les braves des braves. Ils comptent une pléiade de héros dont la légende populaire a consacré les noms, dont la poésie célèbre les glorieux exploits contre les Russes ; mais aucun de ces guerriers n’a eu plus éclatante auréole que Mohammed-Ach-Attajoukho, vrai chevalier et poète à la fois, l’idole de sa nation, qui voyait en lui la personnification de l’héroïsme tcherkesse. Dans un de ses combats contre les Russes, un prince nogaï, son ami, Edik-Mariaf, qui était à ses côtés, eut son cheval tué. En présence des Cosaques qui serraient de plus en plus les montagnards, Mohammed-Ach descend de son cheval et invite Edik-Mariaf à y monter. Le prince, non moins généreux, s’y refuse. Aussitôt le Tcherkesse, sautant en selle, saisit par la ceinture son ami, et d’un bond franchit avec son fardeau la ligne des Cosaques. Il semblait chercher la mort, qu’il bravait par son audace. En 1846, suivi seulement de treize guerriers aussi résolus que lui, il voulut tenter un enlèvement à Stavropol même ; cet acte de témérité lui coûta la vie. On avait eu vent de son approche ; il fut bientôt cerné par les Cosaques. Il fait alors une courte prière, se précipite sur le cercle qui l’entoure et le franchit ; mais, s’apercevant qu’il est resté séparé des siens, il revient, les excite de la voix, traverse une seconde fois le cercle, qui reste fermé sur ses compagnons. Une troisième fois il s’élance, et les rejoint encore. On entend ses cris d’encouragement derrière la muraille de fer que lui opposent les baïonnettes des Cosaques. Enfin il succombe avec sa petite troupe. Un seul blessé s’échappa et vint raconter ce combat ; mais il fut reçu avec mépris. Ce magnifique trépas a inspiré une