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et de ta mort qu’à cause de ta résurrection, car je m’imagine que toi ressuscité, remontant dans les espaces azurés, ayant ton univers à tes ordres, — tu as moins besoin de ta servante !

Mais lorsque j’assiste à ton agonie, il me semble sans cesse que je reviens dans les contrées déjà connues de moi, — que j’avais déjà contemplé jadis cette colline et cette croix inondée de la pourpre de ton sang ! — que cette Madeleine, ta sainte, ta bien-aimée, qui gémit là-bas, — c’était peut-être moi ; — car dans mon cœur son cœur se lamente, car toutes les larmes de ses yeux sourdent dans mes paupières, et mon désespoir est si terrible, si profond, que deux semblables désespoirs ne peuvent pas exister ! — Non, elle ne t’aimait pas davantage ! — Je sais qu’elle est une grande sainte, et moi une pauvre chétive dont les actions sont moins méritoires devant toi ; — mais elle ne t’aimait pas davantage ! Qu’adviendra-t-il, ô mon Seigneur. Comment partager par un jugement de Salomon ce seul amour entre ces deux poitrines ? Car deux amours semblables ne peuvent pas exister !


Non ! elle ne t’aimait pas davantage ! Une seule fois dans sa vie elle s’est prosternée tout en larmes dans la poussière arrosée de ton sang sur le Golgotha, — une seule fois seulement, — et moi, combien de fois !… car presque chaque nuit se renouvelle pour moi le supplice du Calvaire, et après tant de siècles écoulés se présente pour moi dans toute sa réalité ce moment où, au milieu des ténèbres, mourut le Créateur en présence de toute la création ! Et je dévore de mes regards la croix de ton martyre, sur laquelle se détache en blanc ton corps éclairé par la lumière de l’aurore, tandis que le reste de ma cellule est plongé dans l’obscurité sépulcrale !

Toi et moi, ô Seigneur, personne de plus, — nous seuls ; — si près l’un de l’autre et si séparés ! — car je me trouve bien bas sous tes pieds, — et toi au-dessus de moi, dans cette effrayante immensité, cloué avec du fer à ces poutres de cèdre !

Je suis prosternée à genoux, silencieuse, — mais tout mon corps tressaille sous les tourmens de ton corps ; — les ronces de ton front s’enfoncent dans mes tempes, — les clous de tes mains déchirent mes mains, — la plaie de ton flanc saigne sous mon cœur ! — Et quoique je sois ici dans la poussière, je me confonds si bien avec mon Dieu, que je me sens là-haut crucifiée avec toi !…


SIGISMOND KRASINSKI.