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Cela est bien connu de tous ceux qui savent combien le travail servile appauvrit, épuise les contrées qu’on lui livre : il faut qu’il puisse s’étendre, chercher un sol toujours vierge. Or le triomphe des républicains mettait fin au mouvement d’expansion de l’esclavage : il fallait renoncer à Cuba, au Mexique ; l’esclavage devait s’éteindre graduellement dans les états limitrophes du nord et du sud, perdre une à une ses provinces sans en gagner de nouvelles. Une telle perspective était intolérable pour ces fiers maîtres d’esclaves qui depuis cinquante ans donnaient des présidens à l’Union, en dirigeaient la politique, maintenaient la démocratie du nord dans l’obéissance, et ne lui rendaient que mépris pour toutes ses complaisances. Ils se décidèrent à la guerre.

Il faut aimer à discuter contre l’évidence pour se persuader que la question de l’esclavage n’est point la cause principale de la crise actuelle. Dans ce conflit qui depuis trente ans va toujours en s’aggravant et qui vient enfin d’aboutir à la guerre civile, quelle question va toujours en grandissant et finit par dominer tout le reste, sinon cette redoutable question de l’esclavage ? Ils n’ont pas lu les discours de Calhoun, de Webster, de Seward, de Douglas, de Clay, de Sumner, ceux qui croient que la question de l’esclavage n’a dans la politique américaine qu’une importance secondaire. Ils oublient que toute la Virginie s’est levée en armes contre John Brown et ses vingt-cinq compagnons. Voici un fait d’ailleurs : quels sont les belligérans ? D’un côté les états sans esclaves, de l’autre les états à esclaves, et l’on prétendrait que la question de l’esclavage est étrangère à la guerre ! Entre les états du nord et ceux du sud, il y a des états frontières, les border states, qui, sans être des états libres, contiennent moins d’esclaves que les états cotonniers. Chose étrange ! la fidélité de ces états à l’Union est précisément en raison inverse du nombre de possesseurs d’esclaves ; la Virginie, qui a des esclaves, se rallie au mouvement sécessioniste ; la partie occidentale de cet état, oasis sans esclaves, séparée du reste par une chaîne des Alleghanys, reste fidèle à l’Union et lui donne des soldats. Le nord du Delaware, qui n’a plus d’esclaves, renferme à peine un sécessioniste ; le sud, qui en a un grand nombre, contient beaucoup d’adversaires de l’union. Le sud et l’est du Maryland sont remplis d’esclaves, et en conséquence de sécessionistes ; l’ouest du Maryland, où l’on voit très peu de noirs non affranchis, est presque unanime pour l’union. Les six mille esclaves de Baltimore appartiennent à l’aristocratie de cette ville, et l’on sait que cette aristocratie n’est retenue dans l’obéissance que par des mesures de rigueur. Le Tennessee occidental, abandonné au travail servile, est un centre de rébellion ; le Tennessee oriental, où le travail libre l’emporte de beaucoup, est sympathique à l’union. Le Kentucky ne fait pas exception