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sorte ce jour-là exposées en plein air ; on peut suivre les progrès du luxe depuis la fourchette d’acier à manche de bois jusqu’à celle d’argent ciselé. La plupart des riches déjeunent dans leur calèche, sur lesquelles s’épanouissent l’or, l’argenterie, la vaisselle plate, le vieux sèvres, le cristal, en un mot toutes les fleurs artificielles de la civilisation. Autour de ces opulens festins, on voit rôder Lazare avec des yeux d’envie et la maigreur de la faim. Un grand nombre d’hommes sans état et sans moyens d’existence se rendent à Epsom pour obtenir les dessertes, qui sont d’ailleurs distribuées avec cette largesse que provoque la bonne humeur du jour. D’autres sociétés bourgeoises n’y mettent point tant de façons : les convives s’établissent comme ils peuvent sur les divers étages de l’omnibus et même sur les marchepieds ; peu leur importe la nature de la table pourvu que la bière coule et que la viande abonde. On était d’ailleurs en belle vue, en pleine campagne, et les femmes étaient joyeuses de ne point avoir perdu leurs frais de toilette, car en somme le soleil trouvait moyen de luire, quoique le ciel fût couvert. Un des membres de notre réunion vint m’avertir qu’on allait faire un sweep. Qu’est-ce qu’un sweep ? Je n’en savais rien moi-même. On écrivit des numéros sur de petits morceaux de papier qu’on plaça dans un chapeau, et chacun de nous, après avoir payé une demi-couronne, tira l’un de ces numéros. Mon attention fut bientôt détournée de cette loterie par l’arrivée de mon voisin, le betting man (parieur), qui s’était éloigné un instant pour recueillir les nouvelles du turf, et qui revenait avec une figure assombrie. « Eh bien ! s’écria-t-il en m’adressant la parole, il paraît que le favori a passé une mauvaise nuit ? — Vous voulez sans doute dire, lui répondis-je, que Dundee, le cheval sur lequel on compte le plus, n’a point dormi cette nuit, ou bien qu’il est malade ? — Vous n’entendez rien au langage des courses. — Je ne m’en flatte nullement. — Je veux dire qu’il a beaucoup baissé sur le marché depuis hier. — Qu’est-ce que cela vous fait ? — Cela me fait que je perds ce soir 200 livres sterling, s’il n’arrive point le premier ; mais les fluctuations du marché ne m’ébranlent point : tous ces bruits ne font pas plus d’impression sur moi que n’en fait le vent qui passe sur l’herbe aride des dunes. Je suis prêt à parier avec vous, si vous voulez tenir contre lui. » Je déclinai la proposition, mais je commençai à comprendre les sourdes inquiétudes du plus grand nombre de ceux qui assistaient à la fête.

Le betting man apportait encore d’autres nouvelles, qui m’intéressèrent davantage en ce qu’elles jetaient du jour sur la vie mystérieuse à laquelle les Anglais ont donné le nom de sporting life. Pour la première fois j’appris que les maladies des chevaux de course étaient tenues secrètes comme celles des rois et des sultans.