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Gaspard était fermier de M. Lanquetin, et il lui devait deux ou trois termes. Comment lui refuser quelques-unes de ces agréables petites truites ? Il descendit à la rivière seul et tout à fait de nuit. Cyprienne ne sut rien cette fois. Le braconnier tira de ces divers faits deux conclusions : c’est d’abord qu’étant né pêcheur comme la loutre, dont il portait le nom, il ne pourrait jamais, quoi qu’il fît, rester huit jours francs sans pêcher, en second lieu qu’à pêcher toujours seul et toujours de nuit, il pourrait pêcher impunément. Pour mieux tromper Cyprienne, il lui annonça qu’il allait vendre tout son attirail. de pêche et de chasse, et il afficha en effet le lendemain à la porte des maisons communes de Sarraz et d’Alaise qu’on trouverait à acheter chez lui fusil, carnier, nasses, paniers à poissons, fouines et filets de toute sorte. Quelques acheteurs se présentèrent ; Gaspard demanda à dessein un prix exagéré, et il garda son matériel, dont il ne se servit guère moins souvent que par le passé.


III

Michel était cependant plus découragé que jamais. Il n’avait plus qu’un désir, oublier Cyprienne, l’effacer de sa vie. Le moment des coupes était arrivé. Tant que dura ce travail, l’excessive fatigue du corps et la compagnie des autres bûcherons le protégèrent encore contre ses pensées noires ; mais, la neige une fois venue, il dut rentrer dans sa solitude. L’hiver, toujours fort rigoureux dans le Jura, fut cette année-là plus long et plus rude encore que de coutume. Le pauvre garçon ne quittait le Fori que deux fois par semaine, le dimanche pour aller à la messe et le mercredi ou le jeudi pour renouveler ses provisions. Sarraz n’ayant point d’église, il allait à la messe à Nans ou à Myon, mais jamais à Alaise, où il s’était promis de ne pas retourner avant que Cyprienne ne l’y appelât. Les cinq autres jours, il ne lui restait pour ressources contre lui-même que son corbeau Colas et quelques vieux livres dépareillés, déjà lus vingt fois. Partout autour de lui s’étendait le désert de neige, immense, éblouissant de beauté sereine, mais plein aussi de tristesse navrante et froid comme la mort. Le silence n’en était troublé que par les croassemens de quelques corbeaux affamés, et pendant la nuit par les hurlemens des loups. Sous l’impression de cette nature désolée et lugubre, le pauvre charbonnier n’invoquait plus Cyprienne ; il invoquait presque la mort. Certaine après-midi où soufflait une bise glacée, un oiseau vint frapper du bec à la fenêtre du charbonnier, qui courut ouvrir. L’oiseau entra ; c’était un bouvreuil. À peine réchauffé, il se mit à siffler un air, comme pour remercier son hôte, précisément l’air que Michel avait entendu chez Cyprienne. Dans un de ses accès de colère contre Gaspard,