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que cette beauté apparaisse aux regards de l’homme, il faut que la vie éclate au grand jour, il faut qu’elle s’épanouisse, non plus faible, avare, languissante, opprimée, à demi vaincue par les obstacles du dehors, mais ample, mais pure, mais aisée, mais puissante. L’aisance dans le mouvement de la vie, c’est l’élégance et la grâce ; la puissance, l’harmonie et la grandeur constituent proprement la beauté. Le sublime vient d’une autre source et ne se confond pas avec le beau. Il résulte, non du développement harmonieux de la vie, mais d’un effort violent, d’un déchirement et d’une lutte dont les proportions gigantesques nous saisissent, nous surpassent et nous écrasent. De là le sentiment de mélancolie et de terreur religieuse qui accompagne le sentiment du sublime, tandis que la grâce et la beauté donnent à l’âme une impression de joie, de calme et de sérénité. Une prairie émaillée de fleurs est belle ; les vastes solitudes du désert sont sublimes. Les sombres forêts, le bruit de la foudre, la voix des orages, le sifflement des vents, l’aspect d’un stérile rocher ou d’un affreux précipice, voilà le sublime ; des lits de gazon, des fleurs, d’humbles buissons, le chant des oiseaux, l’haleine des zéphyrs, voilà le beau. Mais il faut ici laisser de côté une foule d’applications originales, de traits d’observation, d’aperçus ingénieux. Qu’il nous suffise d’avoir mis en lumière l’idée maîtresse de Jouffroy, cette grande et féconde idée de la vie qui rattache son esthétique au dynamisme de Leibnitz, repris et rajeuni par le spiritualisme de nos jours.

Depuis les travaux de Jouffroy jusqu’à ces derniers temps, la France n’a rien produit en fait d’esthétique de vraiment considérable. Je parle ici de la métaphysique du beau, car autrement, si je songeais à la critique des beaux-arts dans ses applications innombrables, je ne pourrais passer sous silence ni les travaux de M. Vitet, l’historien d’Eustache Lesueur et d’Hemling, ni les vigoureuses et magistrales études de Gustave Planche, ni les analyses délicates de M. Scudo, ni les causeries pleines d’humour de Töpffer, l’aimable et spirituel Genevois. Le dernier venu de ces amans de la beauté, M. Charles Lévêque, a profité des travaux de ses devanciers et leur a rendu un juste hommage ; mais ce qui lui appartient en propre, c’est d’avoir résolument essayé de reprendre et de perfectionner la théorie du beau : c’est aussi d’avoir voulu donner à la littérature française un livre qui n’existait pas encore, un livre qui embrassât l’esthétique dans toute l’étendue de son domaine. Au surplus, nul n’était mieux préparé que M. Charles Lévêque à réussir dans cette entreprise. Voici quelque vingt ans qu’il entrait à l’École normale, et y déployait, en même temps qu’une vocation philosophique des plus marquées, toute sorte d’aptitudes heureuses. C’est un enfant de