Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/440

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fidèles de races plus opposées, plus ennemies, plus éloignées les unes des autres.

Le volume dont nous voudrions parler ici est un des plus splendides hommages qui aient jamais été rendus à cette illustre mémoire. Si les âmes des poètes bienheureux prennent en gré ceux qui en ce monde ont souci de leur renommée, et s’ils protègent ceux qui les servent comme les saints protègent ceux qui les prient, le jeune et déjà célèbre artiste qui vient d’illustrer l’Enfer de Dante a droit d’espérer qu’il compte aujourd’hui un protecteur puissant dans cette partie de la cour céleste où Béatrice Portinari est assise auprès de l’antique Rachel. Un tel volume est pour les amateurs de beaux livres une véritable consolation des scandales typographiques de la librairie à bon marché. Il n’y a que des éloges à donner aux soins et à la vigilance avec lesquels a été menée à bien cette importante publication, vraiment digne du poète qu’elle prétend honorer, du jeune artiste dont elle est destinée à fonder décidément la renommée, et des lecteurs d’élite capables de sentir et d’apprécier les belles choses. Le volume se compose du texte italien de l’Enfer, de la traduction française de M. Fiorentino, et de soixante-quinze dessins de M. Gustave Doré, gravés sur bois par plusieurs habiles artistes, parmi lesquels nous nommerons spécialement M. Pisan comme étant celui qui peut-être est le mieux entré dans l’esprit du poète et dans la pensée du dessinateur. Son exécution, moins pure, moins correcte souvent que celle de ses confrères, atteint cependant des effets qui sont plus en harmonie avec la sombre poésie de Dante, et qui en font mieux comprendre l’étrangeté, ainsi qu’on pourra s’en convaincre par l’examen des principales gravures signées de son nom : l’enfer de glace, la procession des hypocrites, les tombes ardentes, et la rencontre de Dante et de Farinata, etc. Quand à la traduction, nous croyons que les éditeurs ont été bien inspirés en s’arrêtant à celle de M. Fiorentino, car, de toutes les traductions que nous avons pu comparer, elle est encore la seule qui unisse à un égal degré la clarté et la fidélité, et qui présente ce que j’appellerai, faute d’un autre mot, un large et facile courant de texte. Ce sont là des mérites qui ont été trop ignorés des traducteurs de ce grand, mais difficile et parfois énigmatique poète. Fidèles, ils sont obscurs ; clairs, ils sont infidèles. Un des meilleurs et des plus zélés, notre poète Auguste Brizeux, ne parvient pas, malgré tous ses efforts, à créer ce courant de traduction dont nous parlons, et ne fait guère que des rencontres heureuses ; une ligne d’une vulgarité plus que prosaïque termine la traduction poétiquement commencée d’un tercet ; des expressions vives, sentant leur poète et rendant à merveille telle ou telle image, telle ou telle épithète du texte