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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/454

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asphodèles des Champs-Elysées païens se marient sans doute aux lis mystiques des symboles chrétiens.

Les poètes ont lu enfin la sombre inscription et sont entrés dans la cité dolente. Ici j’exprimerai le regret que M. Doré n’ait pas consacré un dessin à ce tourbillon stérile et orageux des âmes que l’enfer repousse et dont le ciel ne veut pas, ce tourbillon que le poète a décrit en trois tercets qui sont un tableau tout fait :


Diverse lingue, orribili favelle,
Parole di dolore, accenti d’ira,
Voci alte e fioche, e suon di man con elle…


Mais voici Caron menant sa barque vide et criant : « Malheur à vous, âmes perverses ! » Caron toujours vert malgré son grand âge et ses longs services, et ramant d’une main vigoureuse que l’éternité ne fatiguera pas. Il s’empresse visiblement pour le passage des ombres, et son attitude est pleine d’énergie. Maintenant sa barque est pleine d’âmes damnées, trop pleine, ce qui empêche de saisir les expressions diverses du désespoir et de la frayeur que représentent les visages des coupables. À vrai dire, ce sont moins des expressions de visage que l’artiste a rendues que des attitudes et des mouvemens ; mais ces mouvemens sous la terreur de la rame de Caron, levée sur eux comme un premier châtiment, sont pleins de naturel. On a bien là les tressaillemens, les soubresauts, les reculs instinctifs du corps sous l’appréhension d’une douleur immédiate.

Franchissons les limbes et les Champs-Elysées, et, après avoir jeté un coup d’œil d’épouvante, mêlé de dégoût, sur Minos à la queue de serpent, et qui se sert de cette queue comme d’une mesure pour auner les crimes des mortels, entrons dans la première province de ces sombres royaumes. Cette province est composée d’un abîme sans fond et d’une ceinture de rochers. Sur le sommet d’un pic, Dante et Virgile contemplent le tourbillon des âmes qui commirent le doux et brillant péché. Le tourbillon étend à l’infini ses zigzags orageux ; c’est un spectacle à donner le vertige. On ne distingue rien que deux silhouettes perdues dans l’air aveugle, des rochers qui dominent des profondeurs insondables et d’épaisses traînées d’atomes humains qui se dessinent sur un fond noir en longues spirales. C’est une composition saisissante, et où résonne vraiment le souffle de l’ouragan infernal qui ne se repose jamais. J’aime beaucoup moins les autres gravures consacrées à l’histoire de Paul et de Françoise et au groupe des voluptueux. Le tourbillon confus et perdu dans l’espace, dans cette première gravure, se rapproche du spectateur avec Françoise et Paul et laisse distinguer les expressions des âmes qu’il renferme. Or parmi ces expressions j’en remarque qui ne doivent