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le siège des infectes harpies. Trois dessins illustrent, dans l’œuvre de M. Doré, cette conception du grand poète. Des arbres maigres, rabougris, épineux, tordus comme dans des attitudes de désespoir, à vague ressemblance humaine comme la racine de la mandragore, essaient de plonger leurs racines déchaussées dans un terrain sec et stérile qui refuse de les recevoir. De ces trois gravures, la meilleure est celle où deux damnés, poursuivis par une bande de loups, se précipitent à travers la forêt, brisant dans leur fuite hâtive les branchages sensibles, se frayant un chemin à travers les broussailles douloureuses, et appelant à grands cris la mort, qu’ils ont cherchée sans pouvoir la trouver. Quel horrible paysage d’hiver ! On dirait une forêt de houx épineux et d’acacias difformes aux plus sombres jours de décembre. Pour ces arbres damnés, l’hiver sans feuilles et sans mousse ne finira jamais.

Laissons de côté les violens, qui sont punis par la pluie de feu, et la rencontre de Brunetto Latini sous cette grêle ardente. Ces dessins ont leur mérite assurément, mais ils n’offrent rien de très particulier, et sont, comme expression dramatique, bien inférieurs à certaines compositions qu’un autre artiste contemporain, M. Yvon, a consacrées naguère à cet épisode de l’Enfer. Nous sommes arrivés dans un horrible paysage, sur les bords d’un puits d’où Virgile vient d’évoquer Géryon, le génie de la fraude, monstre original, à la face honnête et débonnaire, au corps de crocodile, aux ailes de dragon. C’est l’hippogriffe d’enfer, bien différent de celui qui dans l’Arioste transporte dans la lune le joyeux et charmant Astolphe. Dante et Virgile sont montés sur son dos, en route pour la province de Malebolge, là où sont punies toutes les variétés de la fraude. Le Voyage de Dante et de Virgile sur le dos de Géryon est une des compositions les plus saisissantes et les plus poétiques du recueil. Le dragon plane à des hauteurs incroyables, au milieu de pics et de pointes de rochers qui s’élèvent comme les clochers de gigantesques cathédrales. Le spectateur voit passer comme d’en bas les étranges voyageurs. La hauteur est si prodigieuse que Dante et Virgile sont pour lui à peine visibles ; l’énorme Géryon au contraire se dessine nettement avec tous les attributs de sa personnalité hypocrite. À l’horizon, on aperçoit la lumière livide du ciel, qui recouvre cette nouvelle province du grand empire des douleurs.

Le Malebolge a fourni à M. Doré les sujets de ses plus dramatiques gravures. L’horreur croît de plus en plus à mesure qu’on s’enfonce dans la sombre spirale, et le talent du dessinateur croît avec elle. Dans cette dernière partie, son inspiration est plus puissante et plus soutenue que dans les précédentes, et le seul reproche que nous ayons à lui adresser est d’avoir reproduit avec trop de complaisance les thèmes affreux que lui offrait en abondance la verve