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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/645

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« La salle n’est éclairée que par la pâle lueur d’une seule chandelle qui forme à peine autour d’elle-même un faible cercle lumineux, et qui laisse dans les ténèbres le reste de la pièce. Au centre de la salle, étendu sur une table et à demi couvert d’un manteau de marin, repose un homme de vingt-cinq ans : il est manifestement du nombre de ceux desquels il est écrit : « Il ne rentrera plus dans sa maison, et sa demeure ne le connaîtra plus. » Ce corps inanimé a vu s’échapper tout à coup une organisation puissante ; mais, comme un palais abandonné, il a gardé sa beauté au sein de la désolation… Cette chevelure dont les boucles épaisses, humides maintenant d’eau de mer, encadraient cette belle tête, ce front haut et large, ces yeux fermés avec leurs longs cils bruns, cette bouche ferme et virile, ce menton plein d’énergie, tout cela est marqué de ce sceau qui ne sera levé qu’au jour solennel de la résurrection.

« Il était entièrement vêtu de drap fin, avec un gilet blanc et une coquette cravate bleue attachée avec une épingle dont la tête renfermait sous un verre une mèche de cheveux. Ses habits, aussi bien que sa chevelure, étaient remplis d’eau de mer qui découlait lentement, et un bruit sourd retentissait à chaque goutte qui tombait dans une mare déjà formée sous la table. C’était là le corps du capitaine de la Mouette, de James Lincoln, qui, ce matin même, chantant et le rire sur les lèvres, avait fait gaiement sa toilette dans sa cabine pour débarquer et revoir sa femme.

« Voilà tout ce qu’on peut apprendre en bas ; au-dessus on entend des pas précipités, des portes qui s’ouvrent et se ferment avec rapidité, mais avec précaution, des voix qui vont et viennent, des chuchotemens dans l’escalier. Puis c’est un bruit de roues, et le cabriolet du docteur s’arrête devant la porte. Suivons-le comme il monte ; ses lourdes bottes font résonner le plancher.

« Deux commères sont assises et tiennent à voix basse la conversation la plus animée au-dessus d’un petit paquet enveloppé dans un vieux jupon de flanelle. Le docteur va pour s’adresser à elles d’un air de gaieté, mais des signes de la voix et du geste lui recommandent le silence. Il ralentit son pas et étouffe comme il peut le bruit de ses bottes. Le jupon est entr’ouvert pour qu’il puisse regarder ce qui y est contenu, et quelques mots brefs prononcés à mi-voix et accompagnés d’une foule de hochemens de tête, lui apprennent qu’il doit avant tout s’occuper de quelqu’un caché par les rideaux du lit qui est à l’autre bout de la chambre. Il s’avance sur la pointe des pieds, il écarte les rideaux et voit devant lui, les yeux clos et les joues aussi blanches que la neige d’hiver, ce même visage sur lequel a passé l’ombre de la mort quand la Mouette s’est perdue.

« Cette femme était l’épouse du marin qui gît en bas : elle a donné le jour, il y a moins d’une heure, à une frôle petite créature que la tourmente d’une grande douleur a jetée prématurément sur les rivages de la vie l Perle précieuse que le passé a laissé tomber sur le sable humide et orageux du présent. Maintenant, épuisée par ses sanglots et succombant aux étreintes d’une double angoisse, elle a fermé les yeux et elle est tombée dans cette invincible langueur qui précède des ténèbres plus épaisses et un repos sans fin.

« De l’autre côté du lit, et tout près d’elle, est assise une vieille femme plongée