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universel, et dont la sœur est accueillie partout avec un empressement mêlé de curiosité.


« La sœur du ministre appartenait à la classe des femmes vouées à l’idolâtrie : il était impossible d’avoir meilleur cœur et d’être plus naïve ; elle vénérait son frère avec une foi et un dévouement sans mélange, et elle était loin de se douter du constant amusement qu’elle lui fournissait par mille petites singularités féminines, dont le côté plaisant s’offrait continuellement à lui. Il se divertissait infiniment à voir l’intérêt solennel qu’elle prenait à ses chemises, à ses bas et à ses habits du dimanche, à écouter les distinctions subtiles qu’elle établissait entre l’habit numéro un, l’habit numéro deux et l’habit de tous les jours, et à recevoir ses indications quelque peu prolixes sur les circonstances où il devait revêtir tel ou tel habillement. Miss Emilie Sewell se piquait d’être de qualité ; elle tenait fermement à certaines traditions de gentilhommerie qui s’étaient transmises dans la famille Sewell, et qui contribuaient trop au secret amusement de son frère pour qu’il y portât atteinte. Pour rien au monde, il n’aurait voulu détruire une des manies de sa sœur ; il aurait cru perdre un des côtés de son existence.

« Miss Emilie excellait à recueillir les simples et à préparer les remèdes, à tricoter et à coudre, à couper les vêtemens et à les ajuster, à tirer parti du moindre chiffon comme du moindre débris de nourriture ; elle distribuait libéralement ses avis et son aide dans la paroisse, où elle gardait en toutes ses allures l’air d’importance qu’autorisait la position de son frère. Les relations de celui-ci avec la partie féminine de son troupeau étaient, à raison de son célibat, enveloppées de plus de mystère et de solennité qu’il n’arrive d’ordinaire pour l’homme important de la paroisse ; mais miss Emilie était charmée de remplir le rôle d’intermédiaire. Elle se complaisait à confier de temps à autre à des oreilles attentives, sur le genre de vie, les habitudes et les opinions du ministre, les renseignemens de nature à satisfaire l’insatiable curiosité de son troupeau.

« Grâce à ces confidences, toutes les bonnes ménagères connaissaient la différence qui existait entre les bas de soie numéro un du ministre et les bas numéro deux : elles savaient qu’il fallait tenir les premiers soigneusement sous clé et hors de sa portée, parce que, si bon qu’il fût, il avait accaparé toute la prodigalité et toute la pernicieuse incurie du caractère masculin, et il était toujours prêt à se laisser aller à des solécismes inouïs ; mais le digne homme se soumettait de lui-même aux règles établies par miss Emilie, et se laissait diriger par elle avec un apparent et comique sentiment de cette infirmité.

« Mistress Kittridge comprit donc toute la délicatesse du compliment qui lui était fait, lorsqu’un coup d’œil rapide lui fit voir que le digne homme était venu chez elle dans ses. plus beaux habits, jusques et y compris les bas de soie. Elle était certaine en effet de reconnaître les bas numéro deux à une reprise artistement faite que miss Emilie lui avait montrée, et qui était la seule trace laissée par un accroc. L’absence de cette reprise alla au cœur de mistress Kittridge comme une attention délicate. »


C’est au milieu de ce petit monde, dont elle est l’idole, que Mara