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était juste ; mais quel besoin a-t-on de voir ses faiblesses pénétrées par l’œil perçant d’une voisine qui brille précisément par les qualités qu’on n’a pas ? On ne saurait croire tout le tourment qu’une voisine peut causer à une autre femme, simplement en résidant à un mille d’elle. Jusqu’à l’arrivée de Moses, mistress Pennel avait toujours pu se consoler par la pensée qu’après tout l’enfant qu’elle élevait avait une aussi bonne conduite qu’aucun de ceux de son énergique voisine. Maintenant cette consolation lui était enlevée, et elle ne pouvait plus rencontrer mistress Kittridge sans les plus humilians souvenirs.

« Le dimanche, quand les yeux perçans de sa voisine s’arrêtaient sur elle à travers les barreaux de son banc, elle se sentait frissonner jusqu’au fond de l’âme en se rappelant toutes les transactions et toutes les défaites de la semaine. Il lui semblait que mistress Kittridge lisait dans son regard tous ses échecs : comment elle avait ignominieusement acheté la paix avec du pain d’épice, au lieu de faire triompher l’autorité légitime, et comment, à diverses reprises, Moses était resté debout jusqu’à neuf heures, et avait même fait veiller Mara, parce que tel était son bon plaisir. »


Moses et Mara grandissent l’un à côté de l’autre dans la plus parfaite intelligence. La petite fille n’a point en effet d’autre volonté que celle de son camarade d’enfance. Celui-ci est sa seule pensée, et on peut dire toute sa vie. Ce complet abandon, cette affection désintéressée, ne sont pas payés de retour. Moses, vigoureux, hardi, entreprenant, est tout aux choses extérieures ; il ne rêve qu’aventures, et bientôt il faut céder à ses instances et lui laisser faire une campagne de pêche à Terre-Neuve. Comme il est glorieux, à son retour, des éloges que lui a valus son adresse précoce ! comme il est fier d’avoir vu du pays, d’avoir des tempêtes et des exploits à raconter, et avec quel dédain il traite la petite fille qui l’a si impatiemment attendu !


« Bon ! bon ! vous êtes jeune encore, dit Moses d’un ton dégagé et d’un air de grandeur. D’ailleurs vous n’êtes qu’une fille.

« Ces derniers mots blessèrent Mara. Elle éprouvait quelque peine à voir ébranler sa foi enfantine en quoi que ce soit, et surtout en son bon ami le capitaine, et puis, elle ressentait plus péniblement qu’elle ne l’avait fait jusque-là le ton de perpétuel dénigrement avec lequel Moses parlait de la gent porte-jupon. « Je suis sûre, se disait-elle, qu’il a tort de penser ainsi des femmes et des filles. Déborah était une prophétesse, et jugeait Israël. Il y a eu aussi Égérie ; c’est à ses leçons que Numa puisait toute sa sagesse. »

« La pauvre petite n’avait pas pour habitude de parler quand quelque chose venait la contrarier ou la blesser, mais bien de renfermer en elle-même ses pensées et ses impressions, comme ces insectes qui replient leurs brillantes ailes de gaze et les cachent sous une épaisse cuirasse. En somme, il lui restait de cette entrevue avec Moses une impression de désespoir et un froid au cœur. Elle s’en était fait une fête depuis si longtemps ! elle y avait tant rêvé, elle avait eu sur les lèvres tant de choses à lui dire ! Et lui,