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Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/669

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jours sont comptés, et que je me lance dans une description trop détaillée. Ainsi donc, sans plus longs détours, Ojoguine était marié ; il avait une fille nommée Elisabeth Cyrillovna, et je m’épris de cette jeune fille.

Ojoguine n’était ni bon ni mauvais, c’était un homme comme on en voit tant ; sa femme,… j’oserai la nommer une vieille commère ; mais la fille ne tenait nullement de ses parens. Elle était jolie de figure, d’un caractère enjoué et modeste ; ses yeux gris regardaient avec bonté et candeur sous des sourcils constamment relevés comme ceux des enfans ; elle souriait presque toujours et riait fort souvent. Sa voix fraîche avait un timbre agréable, ses mouvemens étaient libres et rapides ; elle rougissait facilement et joyeusement. Ses toilettes n’étaient pas toujours de bon goût ; il n’y avait guère que les robes simples qui lui allassent bien. J’étais en général peu prompt à faire connaissance ; je n’avais surtout aucune habitude du commerce des femmes, et quand il m’arrivait de me trouver en leur présence, je me mettais à froncer le sourcil et à prendre un air farouche, ou bien je bégayais niaisement et tournais avec embarras ma langue dans ma bouche. Ce fut le contraire qui eut lieu avec Elisabeth Cyrillovna ; je me sentis à mon aise dès la première fois. Voici comment la chose m’arriva. J’allais un jour chez Ojoguine avant l’heure du dîner, et demandai s’il était chez lui. « Il y est, me répondit-on : mais il s’habille. Veuillez passer dans le salon. » J’y entrai en regardant autour de moi ; j’aperçus près de la fenêtre une jeune fille en robe blanche qui me tournait le dos. Elle tenait une cage dans ses mains. Je me sentis troublé comme à l’ordinaire, je me remis cependant et toussai pour avoir une contenance. La jeune fille se retourna si vivement que ses boucles de cheveux lui frappèrent le visage ; elle m’aperçut, s’inclina et me montra en souriant une petite boîte à moitié remplie de graines de chènevis. « Vous permettez ? » me dit-elle. Moi, tout naturellement et comme cela se fait en pareille occurrence, j’inclinai d’abord la tête, puis je souris, levai la main en l’air et l’agitai deux fois avec grâce. La jeune fille se détourna aussitôt, enleva la petite planchette de la cage, se mit à la gratter fortement avec un couteau, et sans changer de place elle prononça les paroles suivantes : « C’est le bouvreuil de papa… Aimez-vous les bouvreuils ? — Je préfère les serins, répondis-je non sans un certain effort. — Ah ! moi aussi j’aime les serins ; mais regardez donc comme il est gentil ! Voyez, il n’a pas peur. » J’étais surpris de n’avoir pas peur moi-même. « Approchez-vous ; il s’appelle Popka. » Je m’approchai et me penchai sur la cage. « Il est gentil, n’est-ce pas ? » Elle se tourna vers moi ; nous étions si près l’un de l’autre qu’elle fut obligée de renverser un peu la tête pour me regarder avec ses