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On venait constamment les inviter ; cependant je souffrais moins quand ils dansaient tous les deux. Ma douleur était même supportable quand ils étaient assis à côté l’un de l’autre, et qu’ils causaient en se souriant de ce sourire qui est comme gravé sur le visage de tous les amans heureux ; mais lorsque Lise voltigeait par la salle avec quelque petit-maître et que le prince tenait son écharpe de gaze bleue sur les genoux, lorsqu’il semblait jouir de son triomphe et la suivre des yeux d’un air pensif, oh ! alors je ressentais un tourment intolérable, et mon dépit m’arrachait des remarques si méchantes que les prunelles de ma compagne se rapprochaient complètement des deux côtés de son nez. Pourtant la mazurka tirait à sa fin… On commença une nouvelle figure nommée la confidente. Une dame s’assied au milieu du cercle, se choisit une confidente et lui glisse à l’oreille le nom de celui avec lequel elle désire danser. Son cavalier lui amène les danseurs un à un, et la confidente les congédie jusqu’à ce qu’on tombe enfin sur l’heureux mortel désigné d’avance. Lise était placée au milieu du cercle et avait choisi pour confidente la fille de la maison, une de ces demoiselles dont on ne peut que dire : « Que Dieu la bénisse ! » Le prince était allé à la recherche de l’élu. Après avoir présenté inutilement dix cavaliers environ, que la fille de la maison avait tous congédiés de l’air le plus aimable du monde, il s’était dirigé enfin de mon côté. Quelque chose d’extraordinaire se passa alors en moi. Je frissonnai de la tête aux pieds, je voulus refuser ; pourtant je me levai et partis avec lui. Le prince me conduisit à Lise… Elle ne me jeta pas même un regard ; la fille de la maison me fit un signe de tête négatif. Le prince se tourna vers moi et me salua profondément, frappé sans doute par la sotte expression de mon visage. Ce salut ironique, ce refus qui m’était signifié par un rival triomphant, son sourire négligent, l’expression indifférente de Lise, tout cela me mit hors de moi… Je m’approchai du prince et murmurai à son oreille avec rage : « Il me semble que vous vous permettez de vous moquer de moi ! » Le prince me regarda d’un air de surprise méprisante, reprit ma main, comme pour me ramener à ma place, et me répondit froidement : — Moi ?

— Oui, vous ! continuai-je à voix basse en me résignant cependant, c’est-à-dire en me laissant conduire à mon siège. Oui, vous ; mais je n’ai pas l’intention de permettre à n’importe quel insipide parvenu de Pétersbourg…

Le prince sourit avec calme, presque avec indulgence ; il me serra la main et dit à demi-voix : « Je vous comprends, mais ce n’est pas ici le lieu ; nous nous reverrons. » Il se détourna, s’approcha de Besmionkof, et le mena à Lise. Le petit employé pâle se trouva être l’élu. Lise se leva pour aller à sa rencontre.