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de chapeau et rassortit des rubans d’un air affairé. Sa mère la suivait des yeux, levant le nez en l’air et souriant de ce sourire insignifiant et dévoué qui n’est permis qu’à une mère aimante. Dans la voiture et en compagnie du prince, Lise était… Je n’oublierai jamais cette rencontre ! Les vieux Ojoguine étaient assis dans le fond, le prince et Lise occupaient la banquette de devant. Elle était plus pâle qu’à l’ordinaire ; c’est à peine si deux raies roses se voyaient sur ses joues. Elle se tournait à demi vers le prince et le regardait en plein visage avec ses yeux expressifs, en s’appuyant sur sa main droite un peu tendue en avant (la gauche tenait son ombrelle) et en penchant langoureusement sa petite tête. En ce moment, elle s’abandonnait entièrement à lui, elle se confiait irrévocablement, tous ses désirs étaient comblés. Je ne réussis pas à bien observer sa figure, — la voiture passa trop rapidement, — mais il me semblait qu’il était, lui aussi, profondément ému.

La troisième fois que je la vis, ce fut, je l’ai dit, à l’église. Dix jours s’étaient à peine écoulés depuis que je l’avais rencontrée en voiture avec le prince, trois semaines depuis le jour de mon duel. L’affaire qui avait amené le prince à O… était terminée ; mais il continuait à remettre son départ en faisant croire à Saint-Pétersbourg qu’il était malade. Toute la ville d’O… s’attendait journellement à lui voir faire une proposition formelle à Cyril Matvéitch. Je n’attendais plus moi-même que ce dernier coup pour m’éloigner à jamais.

Le séjour d’O… m’était devenu insupportable. Il m’était impossible de rester à la maison ; je parcourais les environs du matin au soir. Un jour que par un temps gris et humide je revenais d’une promenade qu’avait interrompue la pluie, n’ayant rencontré que des corbeaux maussades, marchant silencieusement dans la boue, il m’arriva d’entrer dans une église. On venait de commencer le service du soir ; les fidèles étaient peu nombreux. Je jetai les yeux autour de moi, et je distinguai tout à coup près d’une fenêtre un profil qui me frappa. Je ne le reconnus pas d’abord : un visage pâle, un regard éteint, des joues creuses, non, ce ne pouvait être là cette Lise que j’avais vue deux semaines auparavant. Enveloppée dans son manteau, sans chapeau sur la tête, elle était éclairée de cote par un froid rayon qui pénétrait à travers la large fenêtre et fixait un regard immobile sur l’iconostase[1]. Elle paraissait faire des efforts pour prier et sortir d’un triste engourdissement.

Un robuste petit cosaque, qui avait des joues rouges et de petites poches jaunes sur la poitrine, se tenait à côté d’elle, les mains croisées

  1. Paroi couverte d’images qui sépare le sanctuaire de l’église.