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REVUE DES DEUX MONDES.

le ministre ; M. Oliphant, secrétaire de la légation ; M. Morrisson, consul anglais de Nagasaki ; MM. Macdonald et Russell, attachés à la légation, et M. Wergmann, correspondant d’un journal anglais.

Sur l’un des lonines tombés entre les mains des yacounins, on trouva un papier qu’il faut transcrire en entier, parce qu’il montre clairement avec quelle race désespérée la civilisation occidentale doit lutter au Japon : « Moi, quoique je ne sois qu’un homme de peu de qualité, je ne veux plus rester inactif et voir le sacré empire souillé par les étrangers. J’ai donc déterminé dans mon cœur d’exécuter jusqu’au bout la volonté de mon maître. Étant d’humble condition, il ne m’appartient pas de faire éclater aux yeux des autres nations la puissance de ma patrie ; mais, avec la bonne foi et la force d’un guerrier sans crainte, j’espère pouvoir rendre à mon pays un éminent service. Si ce que j’ai l’intention de faire peut engager les étrangers à quitter le Japon et tranquilliser les âmes du mikado (empereur spirituel) et du tycoun (empereur temporel), je me croirai digne des plus grands éloges. Comptant ma vie pour rien, je suis un homme déterminé. » Ce papier portait quatorze signatures.

Tel est pour le moment l’état des choses au Japon, et nul doute que l’attentat du 5 juillet ne soulève l’indignation de l’Europe. Pour moi, témoin oculaire, sinon des derniers, au moins de la plupart des autres faits que je viens de raconter, j’ai consciencieusement exposé ici ce que je savais ; mais je n’oublie pas que le public européen n’a jamais entendu en ce qui touche le Japon que des témoins à charge. J’abandonne à leur sort, au mépris et à l’indignation publique les assassins des deux Russes, des deux capitaines hollandais, de Den Kouschki, de M. Heusken. J’ajoute volontiers à cette liste de réprobation ceux qui ont échoué dans leur criminel attentat sur la vie de M. Alcock et des membres de la légation anglaise. On devra prendre certainement des mesures efficaces pour assurer l’indépendance et la sécurité personnelle des ministres européens. Toutefois, avant d’humilier le gouvernement du Japon, avant de désoler les populations du pays, on devrait ne pas oublier que ce gouvernement était fort, que ces populations étaient heureuses il y a quelques années à peine. L’arrivée des Européens, malgré tout le zèle dont leurs ministres ont fait preuve pour changer le cours des événemens, ne serait-elle pas la première cause des malheurs qui désolent en ce moment le Japon et des désastres qui vont fondre sur ce pays, voué dès aujourd’hui au sort pitoyable de la Chine ? Connaît-on bien toutes les injustices dont les Européens se sont rendus coupables envers les Japonais comme envers les Indiens et les Chinois ? Et ne serait-il pas temps qu’une voix puissante s’élevât pour plaider la cause abandonnée de quelques malheureuses populations de l’Orient sacrifiées sans pitié à l’insatiable rapacité et à l’esprit de domination de la race blanche ?

Rodolphe Lindau.

Shang-hai, 15 août 1861.


V. de Mars.