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au-dessus de ses forces et la punit de ne pas les remplir, fouettée jusqu’à s’évanouir, puis à coups de fouet tirée de son évanouissement, pendant ce temps volée de tout ce qu’elle a sur elle, bonnet, souliers, bas, « mourant de faim et aspirant à mourir vite. » Une nuit, elle essaie de se pendre. Deux de ses voisines qui la guettaient l’en empêchent. « Le lendemain matin, je fus punie de trente coups de verges. La douleur, jointe au désappointement et au désespoir, me priva de ma raison et me jeta dans un délire de fureur pendant lequel j’arrachai la chair de mes os avec mes dents et je me lançai la tête contre le pavé. » En vain vous vous retournez du côté du héros pour vous reposer d’un tel spectacle. Il est sensuel et grossier comme ceux de Fielding, sans être comme ceux de Fielding bon et joyeux. « L’orgueil et le ressentiment sont les deux principaux ingrédiens de son caractère. » Le généreux vin de Fielding, entre les mains de Smollett, s’est tourné en eau-de-vie de cabaret. Ses héros sont égoïstes, ils se vengent barbarement ; Roderick exploite son fidèle Strap, et finit par le marier à une prostituée. Pérégrine attaque par le complot le plus lâche et le plus brutal l’honneur d’une jeune fille qu’il doit épouser, et qui est la sœur de son meilleur ami. On prend en haine son caractère rancunier, concentré, opiniâtre, qui est tout à la fois celui d’un roi absolu habitué à se contenter aux dépens du bonheur des autres et celui d’un rustre qui n’a de l’éducation que le vernis. On serait inquiet de vivre auprès de lui ; il n’est bon qu’à choquer ou à tyranniser les autres. On l’évite comme une bête dangereuse ; l’afflux soudain de la passion animale et le torrent de la volonté fixe sont si forts en lui que, lorsqu’il manque son but, il extravague, il met l’épée à la main contre l’aubergiste ; il faut le saigner, il devient fou. Jusqu’à ses générosités, tout est gâté chez lui par l’orgueil ; jusqu’à ses gaietés, tout est assombri chez lui par la dureté. Ses amusemens sont barbares et ceux de Smollett sont du même goût. Il outre les caricatures ; il croit nous divertir en nous montrant des bouches fendues jusqu’aux oreilles et des nez longs d’un demi-pied ; il exagère un préjugé national ou un tic de métier jusqu’à y absorber tout l’homme ; il entre-choque les plus repoussans des grotesques, un lieutenant Lishamago à demi rôti par les Indiens rouges, des loups de mer qui passent leur vie à vociférer et à travestir toutes les idées dans leur jargon nautique, de vieilles filles laides comme des guenons, sèches comme des squelettes, âpres comme du vinaigre, des maniaques enfoncés dans la pédanterie, dans l’hypocondrie, dans la misanthropie, dans le silence. Bien loin de les esquisser en passant, comme Gil-Blas, il appuie le trait désagréablement avec insistance, et le surcharge de tous les détails, sans considérer s’ils sont trop nombreux, sans reconnaître qu’ils sont excessifs, sans sentir qu’ils sont odieux, sans éprouver qu’ils