Page:Revue des Deux Mondes - 1861 - tome 36.djvu/964

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

de Cowasjee, l’hôtelier guèbre, leur présente le prospectus de son maître. Le papier est écrit en anglais, la seule langue aujourd’hui en usage sur toute l’étendue des mers ; mais Moutto Carpain est polyglotte, il parle avec l’anglais l’arabe et le parsis, et comme il est né à Pondichéry, il détaille au besoin en français tous les agrémens et toutes les merveilles de la boutique de Cowasjee. Deux fois, à mon passage à Aden, j’ai retrouvé à son poste ce cicérone d’un nouveau genre, et je me suis toujours demandé, en le voyant, s’il était jamais sorti de l’Inde un type plus remarquable pour servir d’étude à l’artiste. J’aimais à contempler cette figure expressive, mélange de naïveté et de finesse, et cette tête chevelue coiffée d’un immense turban digne des tropiques, deux fois plus grand que celui d’un Turc. Je regardais avec plaisir cette face plus basanée que celle d’un vieux créole, ces yeux noirs brillans comme le feu, cette double rangée de dents blanches découverte par un continuel sourire, ce type caucasien parfait, et je trouvai dans la figure de mon Hindou un ensemble régulier composant un portrait des plus pittoresques. La stature est digne des traits, et Moutto Carpain enveloppé dans son cafetan de cachemire me semblait réaliser l’image d’un de ces Romains que l’antiquité nous représente solennellement drapés dans leur toge.

Invinciblement attiré par ses avances polies, même à une première rencontre, je me dirigeais vers la demeure de son patron, tandis qu’il m’expliquait en chemin qu’à l’hôtel et au café de Cowasjee se trouvait joint un immense bazar où toutes les curiosités de l’Inde et de la Chine sont élégamment rassemblées. Malgré le déclin du jour, la chaleur était encore brûlante, car le climat d’Aden est un de ces étés tropicaux que les nuits même ne tempèrent point. Une foule de jeunes noirs inoccupés me suivaient pas à pas, m’éventant à droite, à gauche, par derrière, et j’arrivai de la sorte sous la varangue de Cowasjee. Là je me laissai tomber dans un large fauteuil de rotin, où je m’étendis entouré de mes négrillons, dont une partie, continuant à m’éventer d’une main, me tendait l’autre en réclamant un pourboire, pendant que le reste de la troupe manœuvrait au-dessus de ma tête un énorme punka. Ce vaste éventail de l’Inde, attaché au plafond pour rafraîchir toute la galerie, m’envoyait à travers la figure des bouffées d’air ou mieux des coups de vent. Dans la salle, une jeune lady, moins sybarite que moi, écrivait à la hâte ses impressions de voyage sur un calepin déjà presque rempli. Dans son empressement, elle avait oublié d’enlever ses gants. Pour l’éclairer, on avait déposé près d’elle une énorme lanterne, en attendant que les lustres de cristal, non encore allumés, répandissent leur douce lumière sur cette table de travail improvisée. Pendant ce