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même, par la réalité vivante et palpable, que ce pouvoir moral et posthume exercé sur un peuple par un génie méditatif et solitaire, et parvenant peu à peu à imprégner ce peuple d’une conviction puissante, quoique abstraite, à le passionner pour une vérité d’autant plus haute et difficile qu’elle est en quelque sorte métaphysique et contraire aux instincts naturels des masses, à lui créer par là toute une politique et toute une tactique nouvelles, rarement usitées, nullement appréhendées, faites cependant pour déconcerter un adversaire puissant ! Abstraction faite du sentiment de justice et de droit, si vivement engagé dans cette redoutable question polonaise, n’y a-t-il pas un intérêt d’un ordre élevé dans ce phénomène d’une poésie vivante et agissante, qui éclaire d’un jour nouveau des événemens tout contemporains, et qui, en prenant en quelque sorte une couleur tout actuelle, ne garde pas moins le caractère d’une des manifestations les plus saisissantes de la pensée moderne, marquée du sceau des grandes œuvres de l’art ? Telle est la poésie de l’auteur de la Comédie infernale, de l’Iridon et des Psaumes de l’Avenir, de cet esprit puissant et peu connu dont la Revue a la première révélé autrefois quelques-unes des créations[1].

Pour ceux qui dans les œuvres d’un écrivain recherchent surtout l’homme, et qui aiment à saisir le génie dans son passage sur la terre, dans les joies et les douleurs de son existence humaine, la vie de l’écrivain polonais, racontée dans ses détails et dans ses péripéties, pourrait déjà, par elle-même, devenir le sujet d’une étude aussi curieuse qu’émouvante. Et d’abord ce nom même de poète anonyme, que l’auteur de l’Iridon a gardé pendant toute sa vie et qui lui est resté jusqu’après sa mort, n’a-t-il pas déjà de quoi faire penser qu’on est là en présence d’une situation peu ordinaire, peut-être aussi d’une souffrance qui n’est point vulgaire, et qui commande le respect ? Nous n’en sommes plus à ces temps de modestie et d’innocence où le peintre ne s’accordait à lui-même qu’un petit coin dans son tableau et disparaissait dans son œuvre. De nos jours, l’artiste fait trop souvent de sa personnalité le point lumineux de toute composition. Et si ce n’était encore que le génie vraiment impérial qui se couronnât ainsi de sa propre main, si l’éclat n’était recherché que par ceux qui mériteraient au moins l’attention ! Mais quel est le talent, si chétif qu’il soit, qui renoncerait aujourd’hui au

  1. La Revue a publié en traduction la Comédie infernale, le Rêve de Césara et la Nuit de Noël, du poète anonyme de la Pologne ; voyez la Revue du 1er août et du 1er octobre 1840. Voyez aussi le Dernier et Sur la Glose de sainte Thérèse dans la Revue du 1er novembre 1861, où nous avons cru pouvoir imprimer le nom du poète, qui de son vivant n’avait jamais consenti à se faire connaître.