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emportant avec eux les harpons et les longues cordes soigneusement roulées dans des bailles. Chacun fut à son poste en un instant, le harponneur en tête, les rameurs sur leurs bancs, et le chef de pirogue à l’aviron de queue… Poussées par six paires de bras vigoureux, les chaloupes baleinières volaient sur les vagues comme la lame du patin qui mord une glace rugueuse, et l’énorme bête contre laquelle était dirigée cette attaque en règle continuait sa paisible promenade. La régularité de ses allures indiquait assez que la baleine n’avait rien entendu ; les pirogues s’en approchèrent avec précaution, et un premier harpon, lancé par une main exercée, étant venu s’abattre sur son large dos, s’y enfonça si profondément, que la bête, piquée au vif, tressaillit, fouetta l’eau de sa queue et plongea. Un second harpon la frappa de nouveau quand elle reparut à la surface de l’Océan, et cette fois des flots de sang se mêlèrent au jet d’eau qui jaillit de son front. Elle plongea encore, entraînant à sa suite les pirogues que la pointe des harpons rivait à ses flancs blessés ; les pêcheurs défilaient avec précaution les interminables lignes que le frottement contre le bord des canots eût enflammées, si elles n’avaient été mouillées sans relâche. Tandis que la baleine, harcelée par des dards tranchans comme la faux, se débattait et rougissait de son sang les eaux vertes de la mer, le capitaine du Jonas gouvernait de manière à rejoindre la chaloupe qui venait d’être signalée. La frêle barque, munie d’une petite voile, semblait s’en aller au gré du vent. Les lames la ballottaient d’un bord sur l’autre, et ceux qui la montaient ne faisaient aucun effort pour s’éloigner de la montagne de glace qui la couvrait de son ombre. De grosses vagues déferlaient avec bruit contre les parois à pic de la banquise blanche comme la neige, et derrière laquelle Il se creusait des remous et des tourbillons menaçans. Il y eut un moment où le bloc gigantesque, miné par les assauts réitérés de la houle, perdit l’équilibre et chavira pour reparaître bientôt sous une nouvelle forme, plus bizarre que la première, tout découpé de mille aspérités pareilles à des clochetons. La mer s’émut au plongeon de la montagne de glace, et un cri de détresse partit de la chaloupe, qui faillit être submergée au fond des gouffres entr’ouverts autour d’elle. Le grand navire lui-même fut ébranlé par les oscillations violentes qu’imprimait aux flots le balancement de cette masse immense en reprenant peu à peu son aplomb. Cependant, par une manœuvre habile, le capitaine réussit à s’approcher de la chaloupe. À la vue des malheureux qu’elle contenait, le cœur du vieux marin se serra. Il y avait à l’avant du frêle esquif un matelot à demi nu, la tête renversée en arrière, qui ne donnait plus signe de vie. Près du gouvernail, une négresse enveloppée dans