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les parages de la pêche, et ne songeait pas pour, l’instant à quitter les environs du cap Horn, qu’il venait à peine de doubler. Une fois arrivé dans la région des baleines, le capitaine Robinson se trouvait dans son élément, et il n’en sortait que quand son navire chargé en plein ne pouvait porter un tonneau de plus.

— Voyez-vous, continua la Joaquinha, le père de ma maîtresse, dom José de Minhas, est parti de Lima pour Rio un mois avant nous ; d’importantes affaires l’ont forcé de se mettre en mer sans attendre sa fille, qui se trouvait malade.

— Attention à gouverner ! cria le capitaine au timonier, Keep full ! portez plein[1] !

— S’il apprend que le navire a sombré, il croira sa fille perdue, et il en mourra de chagrin, reprit la Joaquinha.

— Portez plein ! cria de nouveau le capitaine en faisant un pas vers le timonier.

— Les vents refusent, capitaine, répondit le matelot ; ce n’est pas ma faute si les voiles battent

— En ce cas, que l’on vire de bord ! dit le capitaine Robinson.

On appela les matelots de quart, et il se fit un grand mouvement sur le pont. La négresse, ne pouvant plus se faire entendre au milieu du bruit de la manœuvre, prit le parti de redescendre dans la cabine. Elle était furieuse et désolée. — Comme ces marins ont le cœur dur ! Pas un mot de réponse à mes pressantes sollicitations ! murmurait-elle en roulant ses gros yeux et secouant ses pendans d’oreilles avec un frémissement pareil à celui que fait entendre le serpent à sonnettes dans ses accès de colère. Pendant un quart d’heure, elle se tint accroupie auprès du lit sur lequel reposait dona Isabela à demi endormie. Elle sanglotait et versait des larmes abondantes, puis peu à peu ses pleurs cessèrent de couler, et elle tomba sur le parquet de la cabine, épuisée de fatigue. Cette femme énergique et passionnée, tout occupée de prodiguer ses soins à la jeune fille qu’elle aimait plus que sa vie, avait oublié les dangers, les angoisses et les souffrances qui venaient de l’assaillir elle-même ; mais elle était vaincue à son tour, ses forces l’abandonnaient. Étendue sans mouvement sur sa natte, elle y resta pendant un quart d’heure secouée par le tangage du navire, qui la roulait comme un corps inerte.


III

Le Jonas, se trouvant dans le parage des baleines, ne naviguait point en ligne droite ; il courait des bordées, et se promenait à

  1. « Faites donner le vent en plein dans les voiles. »