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qui grisonnent ! Seize ans ! C’est à peine si vous commencez à vivre, et moi… j’ai fini. Un marin est fourbu à mon âge… Courir les mers, toujours naviguer, cela m’ennuie par momens ; restera terre, je ne le puis… Écoutez, dona Isabela ; il y a peut-être encore un moyen de vous sauver…

— De nous sauver ! s’écria la jeune fille. Est-il possible que nous puissions être sauvées ?

La négresse ouvrait de grands yeux, ses épaisses narines se dilataient ; elle restait la bouche béante.

— Répondez donc, capitaine ; vous dites qu’il y a un moyen de nous arracher aux périls qui nous menacent ?

— On le dit !…

— Et pourquoi ne pas essayer, capitaine ?

Le capitaine la regarda fixement. La possibilité d’être sauvée l’avait tout à coup ranimée. L’espérance est si prompte à renaître dans le cœur le plus abattu !

— Répondez-moi, capitaine, reprit la jeune fille en lui prenant les mains ; promettez-moi de tout tenter pour nous tirer d’ici ! J’entends le fracas des flots, les mugissemens du vent qui me font mourir de peur ; le froid me glace, les angoisses me rendent à moitié folle. Si je n’avais près de moi la bonne Joaquinha, j’aurais déjà cessé de vivre… Vous ne dites rien ; c’est donc bien difficile à faire ?…

— Oui et non, répliqua le capitaine Robinson.

— Que voulez-vous dire ? Moi, je n’entends rien à vos manœuvres ; sauvez-nous, je vous en prie à genoux, et je vous aurai dû deux fois la vie !

— Dona Isabela, ne vous mettez pas à mes genoux, je ne le veux pas… Permettez-moi seulement de baiser votre main !

— Encore une fois, c’est donc bien difficile, ce qu’il s’agit de faire pour nous sauver ?

— Je vous ai répondu, senhora… Eh bien ! non, je n’ai pas réfléchi à ce que je vous demandais ; mettez seulement votre main dans la mienne. Maintenant ma résolution est prise, bien prise. Un peu plus tôt, un peu plus tard, qu’importe ? Ce sera donc moi qui quitterai le premier ce navire !… Adieu, dona Isabela, adieu !…

— Revenez, je vous en supplie, revenez au plus vite, reprit la jeune fille ; nous avons si grand’peur ici toutes seules…

Quand il remonta sur le pont, le capitaine Robinson fut épouvanté de l’aspect de la mer. L’ouragan se déchaînait avec une violence inouïe. Tout l’avant du navire était balayé par les lames furieuses, et les matelots, réfugiés à l’arrière, près de la dunette, se tenaient dans la morne attitude de gens condamnés à périr. Le froid blémissait