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les consommateurs du monde civilisé, sont, en l’espace de quelques semaines, comme retranchées de la terre, et maintenant il faut chercher sur la surface du globe d’autres contrées où deux millions d’hommes libres se mettent immédiatement au travail pour remplacer dans la production du coton deux millions d’esclaves américains. Si les deux millions de travailleurs ne répondent pas à l’appel de l’industrie, la famine du coton succédera nécessairement à la disette, toutes les richesses des cotton-lords s’engloutiront dans un immense désastre, et la plus affreuse misère fera sa proie des prolétaires anglais.

Il est certain que les résultats de la crise du coton sont déjà d’une sérieuse importance dans tous les pays industriels. Ainsi les filatures de la Nouvelle-Angleterre sont fermées, ou ne travaillent qu’une faible partie de la semaine : encore en sont-elles réduites pour leur mince consommation à une véritable mendicité, si bien que l’Amérique, après avoir expédié en Angleterre tant de millions de balles de coton, est obligée à son tour de lui en demander quelques milliers[1]. En France, la situation de l’industrie cotonnière est bien moins déplorable qu’en Angleterre et dans le Massachusetts ; les entrepôts du Havre sont même plus abondamment pourvus qu’ils ne l’étaient à pareille époque en 1860 et 1859, et plusieurs des grands établissemens ont du coton pour six mois ; mais, les industriels français ne pouvant renouveler leur approvisionnement qu’en s’adressant à l’Égypte, dévastée par les inondations, et à l’Angleterre, appauvrie par la disette de coton américain, il est à redouter que bientôt nombre de filatures ne soient obligées de marcher au jour le jour, de ralentir leur production, ou même de fermer complètement. Si le contre-coup de la guerre civile d’Amérique s’est fait sentir d’une manière relativement faible dans nos manufactures de coton, on sait quelle influence désastreuse cette guerre a exercée sur les industries de Lyon et de Saint-Etienne : là un chômage forcé a entraîné les ouvriers français dans une misère encore plus profonde que celle des travailleurs de Lowell et de New-Manchester. Cependant il est hors de doute que le danger de la France est, relativement à la crise du coton, beaucoup moins immédiat que celui de la Grande-Bretagne, puisqu’elle fait avec l’Amérique un chiffre d’affaires bien moins considérable et que ses filatures consomment environ quatre fois moins de matière première. On peut donc, en étudiant les résultats probables de la pénurie de coton américain, considérer l’Angleterre comme le représentant de l’Europe industrielle,

  1. Du 1er août au 24 octobre 1861, on a exporté de Liverpool au Canada et dans la Nouvelle-Angleterre, 7,079 balles de coton américain, et 2,098 balles de coton surate.