Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1862 - tome 37.djvu/20

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

mais en symbole de châtiment plutôt que de rédemption ; elle ne semble descendre sur la terre que comme la marque funéraire d’une tombe aussi immense que l’univers.

Si étrange, si contraire aux aspirations et aux espérances de l’époque que parût cette œuvre, elle ne s’imposa pas moins aux esprits par une sorte de fascination provocatrice. Dans une scène très belle du drame, on voit le chef incarné de la démocratie attiré irrésistiblement vers son grand adversaire, curieux de le connaître, avide de son entretien, impatient de pénétrer sa pensée. Cette même attraction mystérieuse, le poème « aristocratique » semblait l’exercer sur le public d’alors, passablement imbu des idées de Pancrace ; on revenait sans cesse à cette étrange figure du comte Henri, avec un empressement craintif qui participait à la fois de la répulsion et de la sympathie. Le vrai problème, disons-le, l’énigme du drame était l’adversaire de Pancrace, le champion du passé, le défenseur de la société mourante. On avait peine à comprendre cet ennemi de la démocratie qui lui semblait pourtant attaché par plus d’une affinité secrète et invincible, cet ami des nobles et des riches qui les estimait si peu et les accablait même de dédain, ce martyr sans enthousiasme et ce confesseur sans foi. Il a fallu l’expérience d’une révolution, les épreuves douloureuses de 1848, pour faire comprendre le héros mystérieux du poète anonyme, et, on peut le dire, ce n’est qu’aux lueurs d’un incendie qui avait embrasé toute l’Europe qu’apparut pour la première fois, dans toute sa vérité palpable et saisissante, le défenseur sceptique d’un monde qui périt.

Essayons de nous retracer ici cette figure, réunissons ses traits principaux et caractéristiques. On peut les trouver aussi bien dans la Comédie infernale que dans le Fragment où l’auteur avait repris le même sujet dans une phase différente, fragment demeuré malheureusement à l’état d’ébauche, et qui n’a reçu qu’une publication posthume. Ceux-là se tromperaient étrangement qui prendraient au mot la position faite à l’adversaire de la démocratie par la fatalité des temps et des passions, et qui ne voudraient voir dans le comte Henri que l’aristocrate aux préjugés étroits et aux vues timides. Il y a eu des nuits étoilées, nous dit-il lui-même, « où son âme se supposait assez d’haleine pour parcourir tous ces mondes suspendus dans l’infini azuré et pour parvenir jusqu’au seuil de Dieu sans être essoufflée. » Dans un grand épisode du Fragment, qui porte le titre d’Un Songe, apparaissent devant les yeux du héros tous les maux et toutes les misères de notre siècle : les armées dressées à l’art de combattre l’indépendance des peuples et d’étouffer la liberté des citoyens ; la police suspendant au-dessus de tous son œil vigilant comme la voûte immense et mouvante d’un